À Atlanta, à la fin juin, pas moins de 10 000 personnes ont ainsi participé au premier Forum social des États-Unis, pour donner naissance à ce qui pourrait bien devenir le plus puissant mouvement social de l’histoire du pays. Fait sans précédent, la plupart des participants provenaient des milieux pauvres et de la classe ouvrière. Les gens de couleur, les femmes et les jeunes y détenaient la majorité.
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« Un autre monde est possible, et d’autres États-Unis apparaissent nécessaires [Another world is possible, another U.S. is necessary],clamait le slogan du Forum social américain. Intraduisible en français, le jeu de mots associant l’abréviation U.S. et le mot « us » (nous) sous-entendait que ce n’était pas seulement aux États-Unis de se réinventer, mais à la gauche elle-même.
Il s’agit d’un grand pas en avant pour le mouvement du Forum social mondial.
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Tous les ateliers se sont attachés à tisser des liens entre les groupes américains. L’un des principaux objectifs consistait à bâtir une alliance entre les immigrants latinos et les Noirs, souvent divisés par le racisme. Mais il était aussi beaucoup question d’alliances entre le monde du travail et les milieux étudiants, de même que des liens entre les problèmes environnementaux et les questions de justice sociales. Le souhait de solidarité envers les gais et les lesbiennes, des cibles de choix pour l’administration Bush, semblait unanime.
Le Forum s’est terminé sur une Assemblée des mouvements populaires, au cours de laquelle plusieurs caucus régionaux ou spécialisés sont venus présenter leurs résolutions. Plusieurs nouveaux réseaux ont aussi vu le jour, et des liens de solidarité ont été forgés entre des gens qui étaient habituellement divisés. Les gens ont quitté le Forum en s’engageant à organiser des Forums sociaux dans leur région, dans leur ville et dans leur quartier. En l’espace d’une semaine, le Forum social voulait dire « créer un mouvement de mouvements » à la grandeur du pays.
« Les gens me demandent quand une chose semblable s’est produite à Atlanta », confiait durant la marche d’ouverture un vétéran des luttes sociales dans le Sud. J’ai réfléchi à cela et j’en suis arrivé à la conclusion que la ville n’a jamais été le théâtre d’un événement comme celui-ci. Le mouvement des droits civils était d’abord afro-américain et les marches du 1er Mai à propos de l’immigration illégale étaient d’abord latino. La marche [d’ouverture] du Forum était l’événement le plus multiethnique auquel j’ai assisté. C’était de toute beauté. »
Presque tous les 900 ateliers débordaient de militants venus partager leurs stratégies sur des sujets aussi variés que la sécurité alimentaire, l’alliance syndicats/groupes communautaires ou la lutte contre l’embourgeoisement des villes. La direction des ateliers a été majoritairement confiée à des femmes, à des Noirs ou à des jeunes. Aucune vedette de la gauche américaine n’en faisait partie. Pour bien marquer sa volonté de rompre avec une culture obsédée par la célébrité, le comité organisateur a préféré ne pas faire appel aux stars.
Aucune grande ONG américaine ne siégeait sur le comité organisateur du Forum. Le Forum s’est d’ailleurs beaucoup interrogé sur le fait que la gauche américaine a été peu à peu kidnappée par ces organisations, financées par les grandes fondations, en majorité blanches, centristes et tournant autour de Washington. Ces organisations étaient les bienvenues au Forum, mais elles n’y occupaient pas une position dominante.
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Tom Goldtooth, qui représente le Indigenous Environmental Network du comité organisateur du Forum a expliqué : « Nous devons parler avec notre cœur et serrer les mains qui nous sont tendues. Nous espérons que cet esprit ira en grandissant. Peu importe notre origine, nous ne devons pas réclamer la réforme d’un système en faillite, mais sa transformation. Nous devons nous organiser à partir de la base. »
Et beaucoup ont parlé avec leur cœur.
La plénière sur Katrina m’a bouleversée. Biens sûr, je m’étais un peu intéressée aux conséquences immédiates du désastre. Mais je n’avais aucune idée des efforts incessants pour « blanchir » ce qui restait de la Nouvelle-Orléans. Le docteur Beverley Wright, parlant depuis le plancher de la conférence, a raconté : « Nos parents et nos grand-parents se sont battus pour acheter une maison qu’ils pourraient léguer à leur famille. Et ils veulent nous l’enlever lorsqu’ils évoquent la possibilité de transformer la place en espace vert. Étrangement, ils ne songent pas à faire la même chose avec les quartiers où vivent les riches Blancs. »
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L’un des discours les plus saisissants a été prononcé par Javier Gallardo, du New Orleans Workers Center. Péruvien d’origine, bénéficiant du statut de « travailleur invité », il a raconté qu’au moment même où des afro-américains étaient déplacés, des centaines de travailleurs comme lui avaient été amenés de l’Amérique latine pour reconstruire la côte du Golfe du Mexique. Le nom de leur employeur est même inscrit sur leur passeport...
La possibilité pour ces travailleurs de demeurer aux États-Unis dépend entièrement du bon vouloir de leur employeur. D’après Gallardo, il est devenu courant de voir un employeur vendre des travailleurs dont il n’a plus besoin à un autre employeur pour 2000 dollars chacun. « Comment appelez-vous cela ? » a-t-il demandé.
Et il a explosé : « Nous appelons cela de l’esclavage moderne. Ils veulent nous diviser, mais les anciens esclaves et les nouveaux esclaves peuvent s’unir. Ensemble, nous pouvons vaincre », a-t-il continué sous un tonnerre d’applaudissements. Le rapprochement entre les anciens et les nouveaux esclaves a fait son chemin au cours du Forum. Et avec elle l’idée d’une alliance entre les Noirs et les Latinos. Selon les vétérans du militantisme, cette alliance transformerait complètement la gauche américaine, particulièrement dans le Sud où la vaste majorité de la classe ouvrière est noire ou latino.
La méthode pour résoudre les conflits entre les participants constitauit un autre aspect fort impressionnant du Forum. Ainsi, quand la délégation palestinienne s’est plainte d’être le seul groupe à qui l’on ne permettait pas de prendre la parole lors de la plénière contre la guerre, les organisateurs ont lu leur lettre de protestation lors de la plénière suivante. De même, quand le rapport du caucus autochtones a été interrompu par le médiateur au terme de la période qui leur avait été allouée, ils ont été profondément insultés, comme si on avait essayé de les réduire au silence. En l’espace de 10 minutes, avec le consentement des organisateurs, tous les autochtones présents dans la salle se sont retrouvés sur la scène. Mais ce qui aurait pu devenir un moment de grande tension, marqué par la colère et par la rancœur, est devenu un argument supplémentaire en faveur de l’unité. En autorisant la manif improvisée, le forum avait tenu le pari. J’ai eu le sentiment qu’une nouvelle culture de solidarité était née, une culture que nous avions essayé d’implanter dans le mouvement féministe, sans y parvenir tout à fait.
Bien sûr, le Forum comportaient certaines faiblesses. Par exemple, s’il plongeait ses racines dans la tradition du mouvement des droits civils par le choix de la ville d’Atlanta et par la présence de nombreux anciens activistes, il faut bien constater qu’il semblait moins relié à l’histoire de la classe ouvrière ou à celle du féminisme.
L’impact de ces derniers mouvements était pourtant indéniable. Il n’y avait qu’à observer la place occupée par les femmes et l’insistance mise sur les problèmes des travailleurs. Aucun groupe de première importance en matière d’environnement n’assistait au Forum. De plus, même si le problème causé par la guerre et par l’impérialisme américain était sur toutes les lèvres, les principaux mouvements antiguerre étaient peu visibles. Les organisateurs du Forum se sont délibérément tournés vers les pauvres, la classe ouvrière, les autochtones, et les minorités visibles. Peut-être que ce parti pris s’imposait pour créer le genre de mouvement capable de transformer véritablement les États-Unis ?
Dans un discours célèbre prononcé au Forum mondial de 2002, au Brésil, Arundhati Roy avait lancé : « N’oubliez jamais ceci : nous sommes très nombreux et ils ne sont que quelques uns. Ils ont davantage besoin de nous que nous avons besoin d’eux. Un autre monde n’est pas seulement possible, IL arrive. Par temps calme, je peux même l’entendre respirer. »
Ce n’était pas une journée particulièrement calme, à Atlanta, mais IL était parmi nous. Je pouvais même l’entendre crier. « Que voulons-nous ? La justice ! Et comment l’obtiendrons nous ? En donnant le pouvoir au peuple ! »