Côte d’Ivoire : un conflit qui agonise

jeudi 29 janvier 2004, par François L’ÉCUYER

Photo : Christine Nesbitt/CP

À première vue, le climat politique semble s’être quelque peu apaisé. La Côte d’Ivoire, en crise depuis la tentative de coup d’État en septembre 2002, tente tant bien que mal de se sortir de l’impasse. Mais derrière cette accalmie, une récente vague de massacres et la montée en puissance de milices progouvernementales qui ne laissent présager rien de bon. Portrait d’un conflit teinté de xénophobie et d’ultranationalisme.

« Le climat est à la détente. On ne voit plus les jeunes miliciens s’entraîner dans les rues comme dans le passé. » Joint au téléphone dans ses bureaux d’Abidjan, c’est ainsi que Doua Gouly, journaliste ivoirien au quotidien Fraternité Matin - considéré comme étant l’un des journaux les plus neutres dans le conflit - décrit l’ambiance à Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire. « On demeure toutefois dans l’inconnu : [...] que nous réserve demain ? L’opinion nationale est farouchement en faveur de la paix et d’une sortie de la crise. »

Élu lors d’un scrutin très contesté en octobre 2000, le gouvernement du Front populaire ivoirien (FPI) du président Laurent Gbagbo est passé très près de se faire renverser dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002. En moins de 24 heures, les rebelles du Mouvement patriotique pour la Côte d’Ivoire (MPCI), dirigé par Guillaume Soro, avaient réussi à s’emparer de la moitié nord du pays. Plusieurs positions des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) ont été attaquées. Sans l’intervention rapide des forces françaises, qui ont instauré une zone démilitarisée qui scinde le pays en deux, Abidjan aurait pu tomber.

Un mois plus tard, deux autres mouvements rebelles, le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) et le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) revendiquent la prise des plus importantes villes dans l’ouest du pays. En janvier 2003, à l’initiative de la France, le président Gbagbo et les rebelles signent un accord de paix en banlieue de Paris. Les accords de Marcoussis prévoient le maintien de
Gbagbo à la présidence d’un gouvernement intégrant les trois fronts rebelles, regroupés au sein du mouvement politique, Forces nouvelles (FN). Mais Gbagbo, de retour en Côte d’Ivoire, remet en question, à maintes reprises, la légitimité de ces accords. Les FANCI, las de ce conflit qui s’éternise, ont plus tard concluent d’elles-mêmes un accord de cessez-le-feu avec les Forces nouvelles, le 4 juillet 2003. Depuis, la situation de « ni paix, ni guerre » se poursuit.

Discours xénophobe

Les revendications des rebelles portent principalement sur la montée de la notion d’« ivoirité ». À la suite des élections de 1995, en pleine crise économique, le président Henri Konan Bédié a développé un discours nationaliste où les populations immigrantes - installées en Côte d’Ivoire depuis plusieurs générations, qui comptent pour 26 % de la population - sont dorénavant perçues par le gouvernement comme des « voleurs de terres et d’emplois », à l’origine de l’appauvrissement des natifs du pays.

Cette montée de l’intolérance envers les immigrants burkinabés, maliens et guinéens aura également un impact sur les Ivoiriens du nord, dont les patronymes et la langue sont souvent les mêmes que les immigrants. Les contrôles routiers se multiplient, où les cartes d’identité de « citoyens louches » sont détruites. Aux élections présidentielles de 2000, le principal chef de l’opposition et ancien premier ministre, Alassane Ouattara, est exclu pour cause de « nationalité douteuse ». Ce scrutin, dont aucun candidat ne sort clairement gagnant, est largement boycotté par plusieurs secteurs de la population. Mais alors que Gbagbo déclare sa victoire, les « jeunes patriotes » de son parti massacrent des dizaines d’immigrants dans les faubourgs d’Abidjan.

Lorsque Gbagbo est rentré de Paris après la signature des accords de Marcoussis, l’an dernier, il a déclaré que le gouvernement avait « perdu la guerre » et devait donc accepter de collaborer avec les rebelles. Des déclarations qui ont provoqué la colère des éléments radicaux de son parti. Plusieurs mouvements de « jeunes patriotes » ont décidé de prendre les armes et de se constituer en milices progouvernementales. Le 13 janvier dernier, les miliciens du Front de libération du Grand Ouest (FLGO, progouvernement) s’en sont pris aux ressortissants étrangers de la région de Duékoué, tuant 18 d’entre eux.

En toute impunité

Joint à Abidjan dans les jours suivants le massacre, un travailleur d’un groupe de défense des droits humains - qui désire garder l’anonymat pour des questions de sécurité - explique que les enquêteurs de son organisation avaient pu vérifier que le « FLGO agit en toute liberté, avec le support des autorités gouvernementales ! ». Il affirme : « Gbagbo rend régulièrement hommage aux jeunes miliciens, puisque c’est à eux qu’il doit d’être encore au pouvoir. Il les reçoit même au palais présidentiel. » Un récent rapport du International Crisis Group, publié en novembre, fait notamment état des liens directs entre le FLGO et la femme du président, Simone Gbagbo, qui s’est rendue à de multiples reprises dans l’ouest du pays afin d’encourager les miliciens.

« Ce qui est troublant, c’est le climat d’impunité qui règne [...]. Il commence à y avoir un lien très étroit au niveau du recrutement des forces de l’ordre officielles au sein des milices », note le journaliste Doua Gouly. Tout juste avant les massacres de Duékoué, une descente des forces policières dans un quartier d’Abidjan, qui abrite une grande proportion d’immigrants, a provoqué des dizaines de blessés et d’arrestations.

Les accords de Marcoussis prévoyaient la révision, par les députés, de deux lois intimement liées au conflit actuel, concernant la nationalité et le régime foncier. Plusieurs observateurs croient que la majorité des députés serait favorable à un assouplissement des lois nationalistes votées par le précédent gouvernement. Mais dernièrement, Gbagbo a laissé entendre que les lois pourraient être votées en référendum. « Histoire de gagner du temps, puisque les critiques diront que ces référendums ne sont pas prévus par [les accords de] Marcoussis », signale Doua Gouly. « Dans ce climat de "ni paix, ni guerre", chacun essaie de tirer le maximum de profit [...]. Les groupes extrémistes pourront en profiter pour semer la terreur lors de ces référendums », s’inquiète pour sa part le défenseur des droits de l’homme.

François L’Écuyer


L’auteur est chargé de projets pour l’Afrique à Alternatives.

Bas de vignette photo : Un soldat des Forces françaises, qui ont rapidement instauré une zone démilitarisée divisant la Côte d’Ivoire en deux, après la tentative de coup d’État de septembre 2002, surveille la route menant à la ville de Man, situé dans l’ouest du pays.

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