Contre la loi inhumaine de la valeur argent : Le faux débat sur les valeurs

mercredi 18 septembre 2013, par Éric Martin, Maxime Ouellet

Le débat qui sévit ac­tuel­le­ment dans l’espace pu­blic qué­bé­cois au­tour de la « charte des va­leurs qué­bé­coises op­pose deux camps qui évitent d’aborder le pro­blème fon­da­mental qui de­vrait pré­oc­cuper notre so­ciété, au même titre que tous les pays du globe, à l’heure ac­tuelle. En effet, toute l’attention est portée sur les signes re­li­gieux dits « os­ten­ta­toires », ques­tion qui vise à mots cou­verts les mu­sul­mans. Pen­dant ce temps, le Québec s’oriente vers le dé­ve­lop­pe­ment pé­tro­lier ir­ré­fréné, donne le ter­ri­toire en pâ­ture aux mi­nières et coupe dans l’aide so­ciale. C’est dire que le débat sur « les va­leurs » en masque un, plus pro­fond, qui est celui de la réelle va­leur qui nous contraint tous : celle de l’économie capitaliste.

Un faux-débat

Le Québec re­joue une ver­sion lo­cale de ce qui se pro­duit en France, où le Parti so­cia­liste, in­ca­pable de dompter les in­té­rêts éco­no­miques qui ont la di­rec­tion ef­fec­tive du pays, s’est re­plié sur des ques­tions iden­ti­taires ou mo­rales très po­lé­miques : le ma­riage gai et la laï­cité. En effet, la France a elle-aussi dé­voilé une charte de la laï­cité le même jour où celle du Québec était pré­sentée par le mi­nistre Drain­ville. Ces dé­bats d’identité sou­lèvent les pas­sions, à la fois chez ceux qui per­çoivent une dis­so­lu­tion de la culture na­tio­nale, tout comme chez ceux qui voient dans ces ré­ac­tions un ré­flexe qu’ils es­timent « xé­no­phobe ». Cette op­po­si­tion entre un na­tio­na­lisme réifié et un mul­ti­cul­tu­ra­lisme li­béral re­lève d’un faux débat qui masque la na­ture pro­fonde de la crise qui af­fecte les ci­vi­li­sa­tions occidentales.

Non pas « les va­leurs », mais « la valeur »

La crise des « va­leurs » qui éclate aujourd’hui ma­ni­feste une dif­fi­culté des na­tions à ins­ti­tuer des va­leurs com­munes. Le ré­flexe le plus im­mé­diat et, il faut le dire, le plus fa­cile, est de blâmer cette crise du po­li­tique sur des étran­gers venus de l’extérieur.

Or, par­tout, la réelle me­nace à l’intégrité des so­ciétés et, faut-il le sou­li­gner, à celle de la na­ture est l’impératif ap­pa­rem­ment iné­luc­table de toute com­mu­nauté po­li­tique à de­voir mo­bi­liser sa po­pu­la­tion, ses éner­gies, son ter­ri­toire pour nourrir ce qu’on ap­pelle, par eu­phé­misme, le « dé­ve­lop­pe­ment », fût-il as­sorti de l’étiquette « du­rable ». Dans les faits, ceci si­gnifie que la prio­rité est ac­cordée à la crois­sance de l’économie et des in­no­va­tions tech­nos­cien­ti­fiques qui la nour­rissent. Ceci si­gnifie que la va­leur « crois­sance du ca­pital » est celle qui a rem­placé toutes les autres, et se trouve en me­sure de contraindre les ac­tions des gou­ver­ne­ments. Ainsi, pour nourrir l’accumulation abs­traite de l’argent, les gou­ver­ne­ments sont prêts à concéder quan­tité d’avantages fis­caux aux nantis, et à abattre les lois, no­tam­ment en­vi­ron­ne­men­tales, qui pour­raient en­traver le plein dé­ploie­ment de la lo­gique du profit.

Quelle sou­ve­rai­neté ?

Le Parti Qué­bé­cois avait promis d’abolir la taxe santé et d’imposer plutôt les for­tunés et les mi­nères. Ces me­sures ont de­puis fait long-feu. La tra­gédie de Lac-Mégantic a illustré de ma­nière dra­ma­tique les coûts du dé­ve­lop­pe­ment pé­tro­lier et du mode de vie éner­gi­vore qui y est as­socié. Cela n’empêche pas le gou­ver­ne­ment de fa­vo­riser l’exploitation pé­tro­lière à An­ti­costi et Gaspé, de même que les pi­pe­lines qui vien­dront de L’Alberta. Plu­sieurs en­tre­prises de pé­trole et de gaz de schiste ont même su s’assurer le concours d’anciens pre­miers mi­nistres pré­ten­du­ment sou­ve­rai­nistes pour mousser « l’acceptabilité so­ciale » de leurs pro­jets de­vant une po­pu­la­tion pré­oc­cupée des risques et im­pacts éco­lo­giques. Dans les faits, lorsqu’il s’agit d’exercer la sou­ve­rai­neté po­li­tique, le gou­ver­ne­ment semble avoir été contraint de prio­riser les in­té­rêts du capital.

Un vé­ri­table projet d’émancipation collective

Dans les faits, la vé­ri­table me­nace qui em­pêche les com­mu­nautés po­li­tiques de ré­flé­chir à des va­leurs mises en par­tage est le fé­ti­chisme de « l’économie d’abord », comme le di­sait le slogan élec­toral du gou­ver­ne­ment de Jean Cha­rest. Plutôt que d’imposer une chasse aux « signes re­li­gieux os­ten­ta­toires », la so­ciété qué­bé­coise de­vrait ques­tionner les condi­tions réelles de son in­ca­pa­cité d’agir po­li­ti­que­ment en commun. À ce titre, les pres­sions du ca­pi­ta­lisme mon­dia­lisé pé­nètrent avec d’autant plus d’aisance au Québec que le peuple qué­bé­cois s’est avéré his­to­ri­que­ment in­ca­pable d’entrer dans la mo­der­nité en réa­li­sant sa vé­ri­table in­dé­pen­dance po­li­tique. Le Parti Qué­bé­cois, plutôt que de créer les condi­tions d’une vé­ri­table sou­ve­rai­neté po­pu­laire, semble consi­dérer que les grandes en­tre­prises com­mer­ciales et mé­dia­tiques sont les vé­ri­tables ac­teurs qui des­si­ne­ront ce que sera le Québec de de­main. La no­mi­na­tion contro­versée de Pierre-Karl Pé­la­deau à la di­rec­tion d’Hydro-Québec illustre cette dérive.

Si le peuple du Québec en­tend ré­flé­chir sur les « va­leurs com­munes » avec les­quelles il en­tend en­trer dans le 21ème siècle, cette en­tre­prise ne sau­rait prendre la forme ca­ri­ca­tu­rale de pic­to­grammes illus­trant les vê­te­ments pros­crits dans les bu­reaux de l’État. En effet, le danger qui me­nace la so­ciété qué­bé­coise n’est pas dif­fé­rent de celui qui me­nace l’entièreté de l’espèce hu­maine. Plutôt que de dis­cuter vai­ne­ment des « va­leurs oc­ci­den­tales », ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur « la » va­leur qui nous réunit tous aujourd’hui : celle de l’accroissement in­fini de la va­leur éco­no­mique. Certes, cela veut aussi dire s’interroger sur le type de so­ciété qui devra être ins­titué en lieu et place de celle du tout-à-l’économie, avec les ques­tion­ne­ments sur le vivre-ensemble que cela sup­pose. Mais cela ne pourra se faire qu’en ar­ti­cu­lant, contre la do­mi­na­tion de la va­leur ar­gent, une va­lo­ri­sa­tion de l’humanitude, de la culture et du res­pect de la na­ture. En ce sens, une vé­ri­table ré­pu­blique qué­bé­coise se­rait celle qui se­rait en me­sure de se res­saisir du passé qué­bé­cois et de se pro­jeter dans l’avenir en en­ten­dant le fin mot déjà ar­ti­culé dans Parti Pris dans les an­nées 1960 : so­cia­lisme et indépendance.


Voir en ligne : Nouveaux cahiers du socialisme


Maxime Ouellet, pro­fes­seur à L’École des mé­dias de l’UQAM

Eric Martin, pro­fes­seur au dé­par­te­ment de phi­lo­so­phie du CÉGEP Édouard-Montpetit

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