Nos représentants tendront ainsi à mentir, à flatter, à occulter leurs véritables intentions pour être élus. Une fois élus, ils tendront à s’éloigner, dans tous les sens du terme, de ceux et celles qui les ont élus - s’ils en ont jamais été proches. Au bout d’un certain nombre d’années, l’effet conjugué de tous ces défauts vous donnera cette vie politique largement au service des institutions dominantes et cette politique-spectacle que nous connaissons désormais dans nos démocraties libérales.
Quant à nous, cette vie politique, qui encourage la délégation, nous transforme en spectateurs le plus souvent passifs et ne participant que peu ou pas du tout aux processus politiques, sinon pour aller périodiquement voter.
On est alors bien loin du politique, c’est-à-dire de cette réelle préoccupation pour la chose publique et le bien commun vécue par participants informés et engagés à la fois dans la réflexion, dans la délibération et dans l’action, et qui peuvent réellement influer sur les décisions qui auront un impact sur elles et eux.
Ces analyses sont bien connues et souvent rappelées. Murray Bookchin (1921-2006) pensait que quelque chose pouvait et devait être fait pour assurer la renaissance du politique, et c’est justement dans le cadre d’une réflexion sur la ville qu’il a proposé une solution à ce qui est certainement un des problèmes les plus aigus de notre temps. Ce qu’il met de l’avant s’appelle le « municipalisme libertaire ». Qu’est-ce donc et qui était Bookchin ?
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Murray Bookchin est un américain issu d’une famille d’émigrés russes au sein de laquelle il absorbe les idéaux communistes. Devenu ouvrier, il milite activement dans le mouvement syndical. Mais peu à peu, à la lumière des événements des années 1940 et 1950 aux États-Unis, en URSS et ailleurs dans le monde, il remet en question l’idée que le capitalisme puisse mourir d’un conflit entre le capital et les ouvriers.
Il se rapproche alors des libertaires, persuadé que c’est dans un modèle de société décentralisé et sans État où sera assurée la propriété commune des moyens de production que se trouve l’alternative que le révolutionnaire qu’il est resté n’a cessé de chercher. Mais il faut selon lui adapter cet idéal aux conditions nouvelles et indiquer des avenues neuves pour sa réalisation.
Bookchin s’engage d’abord dans une réflexion sur la domination de la nature, pensée comme l’exact parallèle de la domination et de la hiérarchie sociales par lesquelles des humains en dominent d’autres. Les textes qu’il rédige alors, à compter des années cinquante, et qui font de lui un des pionniers du mouvement écologiste, invitent à penser la question écologique dans le plus large contexte économique et politique qui, seul, permet d’en prendre toute la mesure. Ces écrits sont parfois d’une troublante prémonition. Ainsi ce texte, de 1964 : « On peut raisonnablement soutenir que la couche de dioxyde de carbone devenant plus épaisse, elle interceptera la chaleur émanant de la terre, ce qui entraînera des températures atmosphériques plus élevées, une circulation plus violente de l’air, des orages plus destructeurs et éventuellement la fonte des calottes polaires (d’ici peut-être deux ou trois siècles) ainsi que la montée du niveau des mers et l’inondation de vastes territoires. »
C’est dans sa recherche de moyens pour actualiser et rendre possible l’idéal d’une société sans domination que Bookchin en est venu à proposer le municipalisme libertaire, dont il cherche notamment le modèle dans les polis de l’Antiquité ou les communes médiévale.
Le projet, comme il le dira, est de « créer un pouvoir parallèle afin de défier l’État-Nation et le remplacer par une confédération de municipalités démocratisées ».
Mais ces mégapoles où nous sommes anonymes peuvent-elle être propices à un tel projet et le centralisme bureaucratique de nos sociétés ne le rend-il pas irrémédiablement utopiste ?
Bookchin répond que les quartiers des villes, qui restent des communautés à échelle humaine, peuvent permettre sa réalisation, à l’abri de toute dérive vers un froid repliement identitaire ou un immobilisme prémoderne.
Les villes, ou plutôt leurs quartiers, deviendraient alors des lieux de réapprentissage du politique, en dehors de l’État et des partis, un lieu de construction de la civitas par une gestion des affaires publiques vécue dans le face-à-face communautaire : en somme, des lieux où, espère Bookchin, on passerait peu à peu de notre actuel statut de mandant-contribuable à celui de véritable citoyen.
Avec son mot d’ordre : « Démocratiser la république et radicaliser la démocratie », le municipalisme libertaire, en de nombreux endroits du monde, a inspiré et continue d’inspirer biens des gens et de nombreux projets : tout cela, je pense, et malgré ses défauts et les inévitables critiques qu’on a pu adresser à Bookchin, mérite amplement qu’on s’y intéresse de près.