Me Échinard est huissier de justice. Huissier d’une autre époque, au verbe raffiné, profondément attaché aux valeurs républicaines, et grand nostalgique des années Pétain.
Dans une mise en scène de Jean-Marie Papapietro, le comédien Denis Gravereaux donne vie à ce personnage pourtant attachant, l’espace d’une conférence destinée aux apprentis huissiers. Quelques conseils utiles aux élèves huissiers, un texte de l’auteure française Lydie Salvayre (La compagnie des spectres, La puissance des mouches), sera présenté au théâtre de La Petite Licorne jusqu’au 21 novembre.
« Me Échinard aborde les problèmes rencontrés lors d’une expulsion. Comment réagissent les expulsés ? Qui sont-ils ? », explique le comédien : prétexte pour le huissier de régler ses comptes avec « les pauvres chroniques, les pauvres ethniques, les artistes sans le sou » qui ont compliqué son travail tout au long de sa vie. Sa mission est inébranlable : « la loi et l’ordre, pour les bienfaits de la nation ».
La pièce contient beaucoup d’humour, assure le comédien. « C’est une charge satirique, mais très bien documentée. » Écrit sous forme de roman au milieu des années 1990, le texte révèle le discours de l’extrême droite française. « Pour Me Échinard, les pauvres sont pauvres parce qu’ils ont mérité leur sort. Des gens qui ont milité pour ! [...] Tous les lieux communs sont là, mais avec une logique implacable. "Les personnes en instance d’expulsion sont des malhonnêtes qui connaissent les lois pour mieux les détourner". Pour lui, les pauvres ne sont jamais victimes - les victimes, ce sont les huissiers ! »
Denis Gravereaux se rappelle de ses années à l’université à combattre la lente montée de l’extrême droite en France. « À l’époque, on se marrait des 0,02 % de Jean-Marie Le Pen aux présidentielles. Il apparaissait sur ses affiches avec son treillis militaire et son cache-œil de pirate. La lutte de l’extrême droite était alors portée contre le communisme. Mais quand la problématique de l’immigration est apparue, il s’est mis un œil de verre, des lunettes, un costard, puis hop !, la résonance s’est faite. Le Pen a une aisance remarquable et une langue magnifiquement construite. Me Échinard, ce n’est pas l’extrême droite skinhead. C’est une extrême droite bourgeoise, royaliste, traditionaliste et ultraconservatrice, qui utilise une langue très articulée pour exprimer un profond attachement au terroir et aux vieilles traditions françaises. »
Le comédien admet volontiers que la situation est fort différente au Québec. « Mais pourtant, la peur de l’autre, le mépris de la pauvreté, ça existe aussi ici ! Les "BS", on les charge sans retenue ! [...] La thématique de l’extrême droite s’articule autour de la peur. Et aujourd’hui, nos sociétés savent très bien jouer là-dessus. »
Parcours d’immigrés
En janvier, Denis Gravereaux abordera encore une fois ces enjeux - ceux de l’immigration, de la peur de l’autre - dans la pièce Bashir Lazhar, un texte d’Évelyne de la Chenelière. Bashir, un enseignant d’origine algérienne au passé marqué par des années de guerre civile, remplace à pied levé une enseignante après que celle-ci se soit enlevé la vie. Il doit affronter la méfiance des uns et des autres dans son nouvel environnement, une classe primaire du Québec.
« C’est un texte magnifique, vraiment politique, à travers le parcours d’un immigré », se réjouit-il. « Il y a plusieurs niveaux : sa condition d’immigré, tous les méandres bureaucratiques, son statut de vie, tous les préjugés culturels, mais en même temps, comme il est parachuté dans une école, il y a tout un regard porté sur l’éducation. »
Et le comédien, l’immigrant dans tout ça ? Facile de se tailler une place quand on vient d’ailleurs ?
« Alors là ! », s’insurge-t-il en rigolant. « Non, sérieusement, je me considère très chanceux. Je galère, je dois trouver des petits boulots à côté, mais sur le plan artistique, je suis très heureux », souligne celui qui, en 1996, quitte la France pour s’établir au Québec, « par regroupement familial ». Il salue l’accueil de la « famille théâtrale » et se réjouit de constater à quel point la communauté d’Europe de l’Est, par exemple, est bien représentée dans le monde théâtral montréalais. Il déplore du même souffle que d’autres communautés, « les Québécois d’origine latino-américaine, entre autres », soient presque absents des planches.
« Par contre, pour la télévision, je ne suis pas un comédien. Je suis un Français. Je ne peux pas être là simplement en tant que personnage, il faut que le scénario justifie ma présence en tant que Français. Et c’est pareil pour un Noir, un Latino... ». Le comédien s’étonne du peu de place offert aux gens de l’immigration : « Écoutez les lignes ouvertes, 40 % des intervenants sont pourtant d’origine africaine, arabe, latino-américaine. »
S’enchaîne une série d’anecdotes, marantes et désolantes à la fois : « On me propose trop souvent le même rôle : celui d’un Français chiant, péteux, hautain, imbu de lui-même... Une vision très caricaturale d’un seul type de Français. [...] Il y a quelques années, on m’a appelé pour me donner un rôle de touriste français... Un rôle muet ! J’incarne tellement bien ma "franscitude" qu’elle transparaît au-delà des mots ! C’est formidable ! »
Signe du manque d’ouverture de la société québécoise ? « Certaines gens du milieu tentent souvent de se justifier en m’expliquant que le "Québec profond" ne comprendrait pas la présence de comédiens issus des communautés culturelles à la télé... Les préjugés de l’industrie ne sont pas seulement dirigés contre nous, remarque avec perspicacité le comédien, mais aussi contre l’ensemble des habitants des "régions". »