JdA : Qu’est-ce que le concept de « blanchité » (« whiteness ») désigne et permet de penser ? Quelles en sont ses spécificités et quel est le changement de perspective qu’il introduit ?
Maxime Cervulle : Le concept de blanchité permet d’étudier les conditions dans lesquelles certains groupes sociaux en sont venus à être perçus comme « blancs » et, dans les anciens empires coloniaux, à occuper une position hégémonique aussi bien sur les plans politiques et économiques que culturels. Le versant culturel de cette hégémonie se manifeste notamment dans une idéologie raciste associant la blancheur de la peau à la pureté, la neutralité ou l’universalité. En interrogeant les effets que le racisme systémique a sur les acteurs sociaux vus comme blancs, les travaux qui portent sur la blanchité interrogent enfin le bénéfice de l’inégalité pour les groupes en situation hégémonique.
JdA : Dans quel contexte le concept de blanchité émerge, où trouve-t-il ses sources dans les sciences sociales et comment s’est-il développé ?
Maxime Cervulle : L’anthologie de David Roediger intitulée Black on White : Black Writers on What It Means to Be White permet de faire remonter ses prémisses au XIXème siècle, où des esclaves affranchis, comme Frederick Douglass, décrivent le monde blanc depuis un point de vue subalterne. La blanchité est ensuite conceptualisée dans la sociologie africaine-américaine – chez W.E.B. DuBois dès le début du XXème siècle – et dans la littérature africaine-américaine – on peut penser aux œuvres de Langston Hugues ou de James Baldwin. Côté francophone, on retrouve aussi une étude critique de la formation des identités blanches dans les années 1950, chez Frantz Fanon et Aimé Césaire. C’est cependant à partir des années 1980 qu’émerge un véritable champ de recherche structuré, à partir d’inspirations féministes (bell hooks, Ruth Frankenberg), marxistes (Theodor Allen) ou d’un cadre théorique issu des Cultural Studies (Richard Dyer).
JdA : Les « Blanc·hes » n’ont pas l’habitude de se nommer en tant que catégorie de « Blanc·hes », alors qu’il leur est commun de percevoir les groupes minorisés comme homogènes (i.e. « la communauté noire », les « autochtones », etc.). Comment politiser et mobiliser le terme de blanchité tout en évitant certains pièges dans l’utilisation de catégories ?
Maxime Cervulle : Les travaux sur la blanchité visent d’une part à interroger les conditions d’émergence et de circulation de la catégorie « blanc ». Il ne s’agit donc en aucune façon de renvoyer à une quelconque essence, à une prétendue identité raciale stable ou même à un type de corps défini d’avance. L’historiographie de la blanchité montre d’ailleurs bien le caractère mouvant de la catégorie « blanc » qui, en fonction des territoires et des époques, inclut ou exclut différents pans de la population. L’ouvrage de Noel Ignatiev How the Irish Became White est, à ce titre, particulièrement éclairant. En ce qui concerne les usages politiques du concept de blanchité, il permet d’abord de penser le revers de la discrimination – ce que Peggy McIntosh a appelé le « privilège blanc ».
JdA : Le Québec a connu un été 2018 de débats autour de SLĀV et Kanata, deux pièces de théâtre du metteur en scène Robert Lepage. Pour ces deux spectacles, les critiques venant de membres de la communauté noire et autochtone ont été délégitimées à partir d’une position universaliste par un grand nombre d’acteurs représentant le discours dominant : personnalités du monde des médias, du monde culturel et artistique, des représentants des institutions, etc. Par exemple, la critique de réappropriation culturelle adressée à SLĀV a été souvent réfutée de façon défensive, sous l’angle qu’il serait inadmissible d’avancer qu’un·e Blanc·hes ne puisse porter sur scène certaines questions liées à l’histoire noire ou coloniale. Comment lire ce registre de réactions du groupe dominant, érigeant un bouclier aux critiques et faisant la sourde oreille, à la lumière du concept de blanchité ?
Maxime Cervulle : Dans le communiqué de presse annonçant l’annulation initiale [1] de Kanata, le 26 juillet 2018, la compagnie de Robert Lepage parle du « libre droit à la création » – un argument qui revient régulièrement dans le débat, soit qu’il s’agisse de défendre le droit de Robert Lepage et Ariane Mouchkine de créer une pièce sur les relations entre les peuples autochtones et les nations européennes qui ont colonisé leur territoire ou de dire la légitimité de Betty Bonifassi à reprendre dans SLĀV les « Chants de douleur » des esclaves africain·es-américain·es. Ce que cet argument occulte toutefois c’est qu’aujourd’hui les conditions d’un libre droit à la création ne sont pas remplies pour tou·tes. Dans un contexte où les comédien·nes noir·es et autochtones rencontrent de grandes difficultés pour obtenir des rôles, qui a la possibilité d’incarner l’universel ? Dans un contexte où les compagnies autochones disent avoir du mal à obtenir des subventions, qui garantit leur droit à la création ? La blanchité de l’institution théâtrale se manifeste précisément ici : à certain·es la possibilité de raconter toute histoire, de jouer tout rôle, de chanter toute chanson, aux autres l’enfermement dans une apparence qui les cantonne à des rôles stéréotypés quand ils·elles ne sont pas tout simplement exclu·es des théâtres. SLĀV et Kanata ne sont que les révélateurs de problèmes plus larges, la division raciale du travail de création et l’absence criante de diversité au théâtre. Les réactions outrées face aux critiques manifestent surtout un refus d’interroger la persistance du racisme systémique et de ses effets, y compris dans le monde du théâtre.
JdA : Comment se manifeste cette absence de diversité au théâtre en France ?
Maxime Cervulle : Dans le cas français, il est difficile de répondre à cette question avec précision, étant donné qu’aucun outil de mesure de la diversité n’a été mis en place pour le moment, en dépit de recommandations dans ce sens du Collège de la diversité du ministère de la Culture et de la communication et malgré les revendications d’associations ou de collectifs tels que Décoloniser les arts. Il apparaît pourtant nécessaire de se doter d’instruments d’évaluation de la diversité à la fois s’agissant de la direction des équipements culturels, de la répartition des subventions publiques parmi les projets, de la composition des publics et enfin de la distribution des spectacles. Cette dernière question est particulièrement importante, pour le Collège de la diversité autant que pour Décoloniser les arts. Elle est le signe le plus manifeste de cette disjonction du théâtre avec la composition de la société française. Elle a aussi été l’un des enjeux les plus forts dans nombre de controverses récentes. En 2007, par exemple, la Comédie-Française a fait face à une controverse majeure lorsque sa directrice Muriel Mayette a mis en scène Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, qui évoque la guerre d’Algérie. Le frère et ayant droit de l’auteur de la pièce, François Koltès, a publiquement regretté que contrairement aux souhaits de l’auteur le comédien choisi pour jouer le rôle d’Aziz ne soit pas arabe. Il faut noter d’une part que le comédien de la Comédie-Française retenu pour interpréter ce personnage ne parlait pas arabe, alors que ses répliques sont essentiellement en arabe et, d’autre part, que la conflictualité et les tensions coloniales que Koltès visait à mettre en relief étaient ainsi particulièrement affadies rendant la pièce difficilement compréhensible. François Koltès a donc refusé à la Comédie-Française de continuer à jouer la pièce au-delà des 30 représentations dont ils avaient convenu, ce qui a conduit cette dernière à le poursuivre et Muriel Mayette à publiquement dénoncer le prétendu « racisme à l’envers » de l’ayant droit. Pour la directrice de la Comédie-Française, il s’agissait là encore de défendre la liberté artistique, et son choix d’un comédien qu’elle jugeait talentueux quelle que soit son origine. Le problème ici c’est que les comédien·nes non-blanc·hes se trouvent pris en étau entre deux arguments qui jouent chaque fois en leur défaveur. D’un côté, on juge difficile d’embaucher un·e comédien·ne non-blanc·he pour jouer par exemple un rôle de bourgeois dans une pièce de Molière : on les exclut des pièces de répertoire (ou des premiers rôles dans ces pièces) en leur opposant l’argument de la vraisemblance. Murielle Mayette déclarait par exemple en 2014, à propos de l’un des comédiens de sa compagnie : « Nous avons Bakary Sangaré à la Comédie française, mais il est tellement difficile de l’employer car lorsqu’il rentre en scène, il entre avec toute son histoire » [2]. De l’autre côté, on défend le droit d’embaucher des comédien·nes même lorsque leur origine diffère de celle du personnage en arguant du fait que le théâtre est un art de la représentation, de la figuration de l’absence. Or, étrangement ce sont toujours les mêmes qui sont absent·es. L’association de ces deux types d’arguments pourtant incompatibles dans leur fondement, l’oscillation entre le fait de privilégier la vraisemblance et la transfiguration du réel, est particulièrement troublante. Il semble surtout, comme on pourrait le dire dans une formule orwellienne, que tous les comédiens sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres.
JdA : Dans le cas de SLĀV et Kanata, la mobilisation a été généralement assimilée dans les médias à une tentative de censure, une menace posée à la liberté d’expression artistique, voire des « tentatives d’intimidation idéologique » [3]. Doit-on faire une distinction entre œuvre artistique et discours ? Dans son communiqué du 5 septembre 2018, le Théâtre du Soleil affirme « [qu’] Une fois le spectacle visible et jugeable, libre alors à ses détracteurs de le critiquer âprement […] ». À partir de quand peut-on critiquer une œuvre ? N’y-a-t-il pas des demandes de « visibilité » antagoniques ?
Maxime Cervulle : Il y a en effet des demandes de visibilités antagoniques. Les défenseurs de SLĀV et Kanata demandent à ce que l’on voit les spectacles, à ce que l’on juge leur contenu sur pièce, tandis que ce que demandent les voix les plus critiques, c’est qu’on voit le contexte institutionnel dans lequel elles se déploient, un contexte de discrimination raciale complètement banalisé et sur lequel on nous demande de fermer les yeux. Dans toutes les controverses de ce type, l’injonction à voir la pièce est toujours particulièrement forte, mais ce n’est pas l’enjeu : il ne s’agit pas d’en faire une lecture esthétique pour en mesurer l’éventuelle portée politique, mais de dire qu’elles prennent forme dans une économie de l’exclusion. On se situe ici au-delà d’une critique des œuvres et dans une tentative de faire exister comme problème public les logiques implicites d’exclusion qui sous-tendent l’économie du spectacle vivant. Les publics mobilisés contre ces pièces nous invitent à regarder le théâtre autrement.
JdA : La polémique suscitée par Exhibit B, tableaux-performances qui reproduisent un zoo humain, du metteur en scène sud-africain Brett Bailey présentés à Paris en 2014, suscite une vive impression de similarité lorsque relue en parallèle aux critiques formulées contre les pièces SLĀV et Kanata. En 2017, vous publiez un article intitulé « Exposer le racisme. Exhibit B et le public oppositionnel » où vous analysiez le traitement médiatique des « anti-Exhibit B », manifestant-e-s qui ont été jugé·es dans la presse comme « incompétents en matière de jugement esthétique et excessifs sur le plan politique ». Pensez-vous que l’on puisse faire dialoguer ces deux cas, le cas Lepage et Bailey, entre contexte français et québécois, et qu’est-ce que cela nous apprend sur la « légitimité à dire le racisme » ? Quels liens en particulier pourriez-vous souligner en ce qui a trait à la médiatisation des contestations ?
Maxime Cervulle : Il y a dans les deux cas l’affirmation d’un monopole de la liberté d’expression par les artistes : on mobilise l’argument du doit à la libre création pour faire taire l’expression de ceux et celles qui remettent en cause les conditions de création de ces spectacles, l’ignorance du racisme systémique qui rend possible les choix artistiques opérés. Il s’opère à partir de là une distribution asymétrique de la légitimité à dire le racisme : Brett Bailey ou Robert Lepage en viennent à être les porteurs d’un antiracisme « officiel » tandis que leurs opposant·es incarnent un type d’antiracisme auquel la majeure partie des médias va dénier non seulement toute pertinence, toute légitimité et même – dans le cas français – toute visibilité en les empêchant de s’exprimer directement. Ce sont aussi deux manières de concevoir le racisme qui s’affrontent : un antiracisme émotionnel – montrer la douleur des peuples assujettis au racisme pour provoquer compassion ou sentiment de culpabilité – et un antiracisme politique – donner à voir la persistance du racisme systémique et la possibilité de sa remise en cause. Il est intéressant de constater qu’au Québec comme en France, une manière de discréditer ceux et celles qui interrogent ce racisme systémique dans le spectacle vivant consiste à insister sur le fait que le « vrai » racisme n’est pas là, qu’il faut aller le débusquer ailleurs, se mobiliser pour d’autres causes plus traditionnellement politiques. Or, cet argument dépolitise singulièrement le théâtre, tente de dégonfler les controverses en contredisant le discours des professionel·les eux·elles-mêmes qui présentent le théâtre comme populaire et politique, porteur d’un regard sur le monde et d’une capacité à faire advenir d’autres modes d’être ensemble. La définition du théâtre comme politique apparaît, pour qui est spectateur·trice de ces controverses, à géométrie variable. C’est très étonnant, tout comme on peut s’étonner du fait que les responsables des théâtres et compagnies autour desquels ces controverses ont lieu ne se saisissent pas de ces occasions pour s’interroger précisément sur les conditions d’une portée politique du théâtre et sur les types d’inclusion qu’elle doit impliquer. Si le théâtre peut jouer un rôle politique c’est notamment en participant de la définition des antagonismes politiques, de l’identification des rapports de force qui traversent une société donnée. Ces controverses fourniraient, de ce point de vue, une opportunité incroyable, mais certain·es préfèrent plutôt abandonner l’idée même que le théâtre est politique pour se retrancher du côté de la création pure, libre de toute exigence politique et de tout devoir vis-à-vis de la société. C’est d’ailleurs le sens de la réponse du Théâtre du Soleil aux critiques formulées contre Kanata, qui « [n]e s’estim[e] assujetti qu’aux seules lois de la République votées par les représentants élus du peuple français et n’[a] pas, en l’occurrence, de raison de contester ces lois ou de revendiquer leur modification » [4]. Ce communiqué non seulement refuse la confrontation idéologique et revendique pour le spectacle une légitimité strictement juridique, mais surtout explicite n’avoir rien à dire sur le plan politique, n’être pas en position de penser un monde autre, des façons nouvelles de faire vivre la République, ou même d’imaginer des moyens inédits de faire communauté. Pourquoi préférer s’exclure du débat politique et défaire le projet émancipateur du théâtre plutôt que de repenser sa propre pratique artistique ?
JdA : Y a-t-il un décalage entre public imaginé et réel de ces œuvres ? À qui s’adressent-elles ?
Maxime Cervulle : Cette question a directement été soulevée dans le cas de la controverse autour d’Exhibit B, par la pétition initiale demandant l’annulation du spectacle en France durant l’hiver 2014 ou par l’auteure afroféministe B. K. Lomami qui demandait dans Libération, à propos de cette installation-performance se présentant comme ayant pour objectif une prise de conscience du racisme : « Qu’est-ce que cette installation est censée apporter aux Noir(e)s ? S’en soucie-t-on ? » [5]. » . Le zoo humain recréé par Brett Bailey au travers d’une série de douze tableaux vivants illustrant des épisodes de l’histoire de la souffrance noire face à la violence raciste était fondé sur l’idée que la conscience du racisme pouvait émerger d’un dispositif de culpabilisation : silencieux et immobiles dans leurs décors, les comédien·nes en situation de souffrance suivaient des yeux et renvoyaient le regard au spectateur·trice. Un tel dispositif est, à l’évidence, pensé pour un public n’ayant pas fait l’expérience du racisme – ce dont Bailey ne se cache d’ailleurs pas, puisqu’il a « toujours affirmé que sa trilogie Exhibit était d’abord destinée aux Blancs » [6]. Une telle installation-performance est particulièrement problématique car elle mise sur le fait que les publics du théâtre sont peu diversifiés, elle fait le pari d’un public ségrégué. Il est difficile de parler aujourd’hui avec précision de la diversité effective des publics en termes d’origine. Si la faible représentation des ouvriers et des employés, comme des personnes ayant un niveau de diplômes inférieurs à bac+2, a été bien documentée, aucune recherche n’a pour le moment inclus de question sur la diversité des origines. Cela constitue cependant une interrogation qui monte dans le secteur du spectacle vivant, comme en témoigne le rapport Promouvoir la diversité dans le secteur culturel du Collège de la diversité. Le questionnement qui revient régulièrement porte sur la manière de diversifier les publics. Les propositions sur ce point invitent surtout à la diversification des distributions et des responsabilités dans les théâtres. C’est essentiel, bien sûr, mais on pourrait aussi ajouter la nécessité de diversifier les types d’histoires de vie et de récit qui résonnent dans les salles. C’est ce que dit par exemple Caroline Guiela Nguyen, qui a écrit et mis en scène la pièce Saïgon qui porte sur des histoires d’exils dans le contexte du Vietnam en situation coloniale et après l’indépendance. Il s’agit pour elle de faire entendre des rapports au monde jusque-là rendus inaudibles, des accents qui marquent dans la langue des trajectoires personnelles comme les accidents de l’Histoire, de mettre en lumière des expériences de vie qui n’ont pas eu droit de cité dans le répertoire car elles disent une France multiple, pleine de tensions, de contradictions, et de larmes.
JdA : Y a-t-il d’autres exemples d’œuvres théâtrales critiquées sur des questions de représentation raciste que vous aimeriez citer qui ont rencontré ce que vous nommez un « public oppositionnel » ? Quels constats ou leçons en tirer ?
Maxime Cervulle : Durant le mois de juin 2017, la pièce de la compagnie Les Chiens de Navarre, intitulée Jusque dans vos bras et qui se présente comme une réflexion humoristique sur l’identité nationale française, a été accusée de contenir une scène de « blackface ». Dans la pièce, des comédien·nes blanc·hes étaient en effet grimé·es en noir pour interpréter des personnages de « migrant·es africain·es ». De façon intéressante il s’agissait, là encore, de dénoncer le racisme. Dans cette scène qui met l’accent sur l’ignorance de membres d’une association d’aide aux migrant·es, on est invité à se moquer de la bonne conscience de gauche et de sa dimension paternaliste. Tandis que la pièce était présentée au théâtre de l’Odéon à Lyon, avant une tournée en France, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a publié un communiqué pour dénoncer ce grimage et ses implications racistes et un rassemblement a été organisé devant le théâtre. Le metteur en scène et la compagnie ont tout de suite fait machine arrière, ils ont présenté leurs excuses « auprès des personnes qui auraient pu être offensées par la scène incriminée », ont retiré du spectacle « tout grimage noir assimilable à la pratique dite de « blackface » [7] et ont organisé à l’issue d’une représentation un débat sur le racisme en France auquel était convié le porte-parole du CRAN. Cette réaction et cette stratégie de communication ont permis au spectacle de poursuivre sa tournée sans encombre. Pourtant, la scène n’a en réalité pas été supprimée. Le grimage noir est simplement devenu un grimage bleu et l’imitation d’accents africains, qui n’a pas été relevée dans la controverse, est quant à elle bien restée. On peut tirer deux constats de ce cas. D’abord, la communication de crise des Chiens de Navarre a été incontestablement plus efficace que celle employée dans les controverses autour de SLĀV et Kanata, bien qu’il soit regrettable que la compagnie n’ait pas remis en question plus directement les implications de sa démarche et de ses choix artistiques dans cette scène. Enfin, de façon plus centrale, on constate que ce sont essentiellement des pièces qui tentent de mettre en scène le racisme dans ses diverses déclinaisons historiques qui sont objets de controverse. Il y a là clairement le sentiment d’une insuffisance de la parole publique sur le racisme qui en rend la représentation particulièrement sensible. À l’inverse, il y a du côté des compagnies une certaine insensibilité quant aux effets des représentations du racisme qu’ils portent en scène, effets qui peuvent cependant être violents, douloureux pour les premier·es concerné·es quand bien même l’intention initiale serait louable. La question à laquelle nous faisons face est celle des conditions de représentation du racisme. Comment représenter le racisme au théâtre sans en reproduire toute la violence ? La réponse à cette question est d’abord du côté de l’inclusion, de la remise en question des formes d’exclusion silencieuses qui parcourent le monde du théâtre. Enfin, il ne s’agit pas de déconflictualiser l’antiracisme – dont il est différentes conceptions – mais au contraire de permettre de faire exister cette conflictualité politique sur les scènes et les plateaux. Le théâtre doit pouvoir être un lieu de confrontation de ces définitions du racisme et des vécus différenciés qui peuvent les sous-tendre. Si le théâtre n’est pas ce lieu où se croisent différents regards, différentes manières d’être au monde et différentes expériences de vie, alors à quoi sert-il ?
Maxime Cervulle est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8 et membre du Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias (Paris, Éditions Amsterdam, 2013) et le co-auteur de Cultural Studies : théories et méthodes (Paris, Armand Colin, 2018).