Je commencerai comme tout le monde.
Avec La Haine.
Ce sera encore une fois l’histoire du gars qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Durant sa chute, il se répète sans arrêt “jusqu’ici, tout va bien”. Une citation d’un film de Mathieu Kassovitz que l‘on met souvent en exergue pour amener le lecteur à formuler sa propre opinion, mais sachant qu’il n’y a qu’une seule opinion possible.
À la radio, l’autre matin, la chroniqueuse nous implorait de nous parler. Face aux bombes, aux tueries, au repli identitaire et face à ce monde qui brûle devant nos yeux. Faut qu’on se parle. Se trouver un terrain d’entente. Drôle de constat, alors que le salon brûle. Drôle de demande, aussi, à adresser à celles et ceux qui sont la cible des pyromanes.
On prendra le thé, une autre fois, voulez-vous.
Pour le moment, expliquez-moi comment ne pas faire de liens entre la situation actuelle et la montée des fascismes au début du 20e siècle?
Je connais bien cette tendance de la gauche d’utiliser le mot fasciste comme insulte envers ses adversaires politiques. Je comprends aussi qu’il soit facile d’écarter les craintes du revers de la main en se disant qu’au mieux, le fascisme est mort avec le Duce et, au pire, nos institutions démocratiques plus fortes que dans les années 30 y résisteront donc mieux. Je sais également qu’on peut débattre longtemps sur la définition des termes et de leur actualisation.
À qui, toutefois, profitent ces nuances, ces débats, ces distinctions sémantiques?
Car le danger est palpable. Et quotidien. Regardons seulement les 48 dernières heures sur la planète.
– Le plus grand attentat antisémite de l’histoire récente des États-Unis a fait onze morts dans une synagogue de Pittsburgh samedi dernier durant Shabbat;
– Le président des États-Unis a blâmé la presse américaine pour l’attentat et l’envoi des “colis suspects” adressés à tout ce qui a l’air démocrate à travers le pays depuis plusieurs jours;
– L’arrivée au pouvoir au Brésil d’une extrême droite décomplexée avec Jair Bolsonaro vantant ouvertement les bienfaits de la dictature militaire et d’un futur sans homosexuels, Noirs ou autochtones;
– Les crimes haineux sont en hausse et sont plus violents au Québec et au Canada;
– Des liens entre les Forces armées canadiennes et des groupes d’extrême droite se révèlent
Quelles conversations voulons-nous tenir dans ce contexte? Et à qui voulez-vous que ces conversations s’adressent?
Sur le terrain, les communautés marginalisées sont terrifiées. L’impression est simple: des vies sont en danger. Personnes trans, voilées, immigrantes. Les attaques se multiplient - même dans des lieux de cultes ou de divertissement - et leurs craintes sont ridiculisées dans l’espace public à travers cet exercice généralisé de relativisation. Nenni, tout va bien par ici, qu’on nous dit.
La tragédie fait consensus lorsque des êtres humains perdent la vie dans un attentat, mais rien de tragiquement alarmant à l’accélération des discours nationalistes. La haine peut continuer de se nourrir sur différentes plateformes. Tant qu’elle se limite à l’écrit, elle ne dérange pas. Avez-vous déjà regardé les commentaires sous certains billets incendiaires du Journal de Montréal? Des fois, vaut mieux pas. Après tout, on nous l’a expliqué plusieurs fois; le racisme ici n’existe pas. Sauf envers les blancs.
“You want it darker”, disait Leonard Cohen.
Quelle noirceur nationaliste devons-nous atteindre pour nommer cette ombre qui s’incruste à travers le globe à l’intérieur des institutions actuelles? Peu importe vos préfixes - fascisme, populisme, nationalisme, national-populisme - le fil rouge est le même: le débat public s’érode, les minorités sont ciblées et l’étranger a tout orchestré.
Les ingrédients sont les mêmes. La recette aussi. Combien de loups solitaires faut-il avant d’évaluer l’ampleur d’un problème?
La seule conversation possible en ce moment est celle qui dénonce, celle qui nomme, celle qui se dissocie. Comment avoir quelconque débat sain si des communautés historiquement marginalisées ont, en ce moment même, peur pour leur survie, celle de leurs familles et celles de leurs enfants?
Le Québec a besoin d’une position claire de dénonciation des gestes et discours haineux et discriminatoires. L’absence d’une position claire de dénonciation est une position de fuite, affaiblie par la recherche continuelle de gain politique. À force de ne pas vouloir risquer son capital de sympathie, la classe politique actuelle a fait d’importants compromis et a nourri, à coup de concessions, le développement d’un sentiment de crise articulé autour des enjeux identitaires et présentant le repli comme seule poche de sécurité. Le problème est devenu si important que son reniement doit être spectaculaire.
L’important n’étant pas la chute, mais l’atterrissage, qui, dans la classe politique actuelle au Québec, aura le courage d’atterrir sur Terre?