Au début des années 1990, Yannis Triantafyllou travaille à la Bande Vidéo, vidéoclub indépendant du quartier Côte-des-Neiges. Un boulot pour payer ses études, avoue-t-il aujourd’hui, qui lui permettait également de visionner au fil du temps les quelque 12 000 titres de la collection. Lorsque son patron convoque le personnel, en 1996, pour annoncer que le temps est venu de liquider, à la pièce, toutes les vidéocassettes du commerce, Yannis est abasourdi.
« Je savais à quel point la collection était importante, confie-t-il. On avait des collections impressionnantes de réalisateurs - Bresson, Truffaut, Godard, Scola, Kusturica, Rifenstahl, Kurosawa -, des perles rares, uniques à Montréal, et à peu près personne ne le savait ! » C’est alors qu’il consulte sa conjointe, et entreprend des démarches pour racheter l’intégralité de la collection. « On était les deux seuls à y croire », se rappelle Marie-Ève Breton Bélanger. Le vidéoclub subissait en effet, depuis quelques années, les contrecoups de l’arrivée de compétiteurs de taille. « Tout le monde a voulu nous décourager, ajoute Yannis. En regardant les chiffres, les états financiers, les gens consultés nous disaient que c’était un désastre. »
À l’époque, les vidéoclubs semblent en déclin. Devant la montée des nouvelles technologies, télévision à la carte et autres, certains prédisent déjà la mort de cette industrie. « Comme à tous les ans », ironise Yannis. Sans subvention, et avec un appui des plus réticents des banques, le couple n’en fait qu’à sa tête et, à 22 ans, fait l’acquisition de la Bande Vidéo, rapidement rebaptisée Phos (lumière, en grec).
Les deux jeunes cinéphiles savent qu’ils doivent mettre les bouchées doubles pour assurer la viabilité du vidéoclub. Ils décident donc de miser sur la diversité, renouent avec les acquisitions régulières et publient en 1998 un premier catalogue répertoriant l’ensemble de leur collection.
La partie n’a toutefois jamais été facile. On a beau être épris de cinéma, vouloir offrir le meilleur service et importer des quatre coins du monde petites et grandes merveilles du septième art, la compétition demeure forte. Au cours de la dernière année seulement, environ 150 nouvelles machines distributrices de DVD ont vu le jour à Montréal. Le quartier Côte-des-Neiges ne fait pas exception : en plus du vidéoclub Phos, on compte trois machines distributrices, deux Videotron, un BlockBuster, un Videoclub international et quatre indépendants. « Sans compter les dépanneurs », souligne Marie-Ève. « Il y a aussi Rogers qui est arrivé dernièrement... C’est à se demander qui sera encore là à la fin de l’été... », s’inquiète Yannis.
Comment se tailler une place dans un marché aussi féroce ? « Le but premier était d’offrir l’une des meilleures collections possibles, explique Yannis. Jamais on n’a regardé si un titre, à part son intérêt, était rentable ou non. C’est de plus en plus rare qu’un client demande un film que nous n’avons pas. Quand j’ai commencé, c’était "non, mais je vais le prendre en note". On faisait la recherche, on en faisait l’acquisition, et puis on rappelait le client. »
Facile, de pouvoir mettre la main sur un long-métrage du Malien Cheik Oumar Sissoko (Guimba, La Genèse), ou un western mexicain des années 1930 ? Pas vraiment. En 2000, Phos doit se transformer en distributeur, ce qui lui permet depuis d’importer directement de l’étranger. « Ça prend beaucoup de temps de recherche et de paperasse », soupire Marie-Ève, alors que Yannis exhibe une acquisition fraîchement arrivée. El compadre Mendoza, de Fernando de Fuentes, qui porte sur la révolution mexicaine au début du siècle. « On n’achète pas seulement ce qui est primé, ou ce qui est reconnu comme "le" film indien. Il faut briser le discours marchand ! On ne peut pas se faire dicter, éternellement, ce que l’on doit voir, qui on doit connaître, qui on doit aduler... »
Que viva video !
En parcourant les allées de leur vidéoclub, où les boîtiers sont classés par pays et par réalisateur, on s’étonne de voir que même le Bhoutan et Kirghizstan y sont représentés. « Le fait que mon imaginaire puisse être constitué seulement par des comportements de la Côte Ouest américaine, ça me trouble, indique Yannis. Il y a d’autres réalités, c’est important d’y avoir accès. Le cinéma étranger permet cette ouverture sur le monde. » Le cinéma québécois exprime tout autant notre propre identité, notre mémoire collective, tiennent-ils à préciser. C’est pourquoi chaque film québécois, court ou long-métrage, fiction ou documentaire, se retrouve dans leur boutique. « Il est parfois désolant de voir, à l’étranger, des vidéoclubs spécialisés qui tiennent un mince éventail de leur cinématographie nationale », déplore Marie-Ève.
Avec un nombre grandissant de vidéoclubs de répertoire, Montréal constitue une situation assez unique dans le monde. Les propriétaires de Phos n’ont que des fleurs à lancer à leurs collègues. « La Boîte noire, le doyen des vidéoclubs spécialisés, offre un service impeccable depuis longtemps. Et aujourd’hui, les Montréalais peuvent aussi compter sur le travail remarquable de nouveaux vidéoclubs, comme le Septième, qui a ouvert dans Hochelaga ; Sukubus, à Verdun ; Vidéo Beaubien, qui est un bel exemple de club de quartier, à l’écoute de la population, qui a créé un bassin de films pas possible. De belles initiatives, qui ne fermeront pas de sitôt. Il y a de l’espoir ! », se réjouit Yannis.
Dix ans plus tard, avec une nouvelle boutique sur la Rive-Sud, la collection Phos rassemble 25 000 titres, et continue d’importer nouveautés et pièces d’anthologie au rythme de quarante par semaine. Le fait qu’aucun vidéoclub de répertoire ne bénéficie de subvention, ironiquement, fait sourire Yannis et Marie-Ève. « On ne vend pas de chips, pas de pop corn, indique celui-ci. Et que l’endroit puisse vivre seulement par la cinéphilie, c’est vraiment formidable. Ça démontre à quel point la cinéphilie est forte à Montréal. »