Bras de fer alpin autour d’un projet de belvédère à Jasper

mercredi 1er février 2012, par Bénédicte Filippi

L’objet de dispute : la proposition de la compagnie touristique Brewster Canada de construire et exploiter « la Promenade de découverte du Glacier », un belvédère vitré sur le site du populaire point de vue Tangle Ridge à l’intérieur du parc Jasper. Les partisans : la compagnie Brewster qui déclare respecter les objectifs de Parcs Canada en bonifiant l’expérience du visiteur tout en préservant l’intégrité environnementale du lieu. Les détracteurs : les organisations environnementales, dont l’Association environnementale de Jasper avec en tête sa présidente Jill Seaton, qui s’inquiète du prétendu faible impact environnemental de cette structure et du précédent que celle-ci pourrait établir. Le décor : les montagnes Rocheuses, patrimoine de l’UNESCO, menacées d’une exploitation commerciale touristique. Tous les éléments sont réunis pour faire de ce conflit un débat ouvert sur les enjeux de conservation et de développement économique.

La promesse

« Une sensationnelle, complètement accessible et unique expérience visuelle de classe internationale ». C’est ce que garantit la compagnie Brewster aux visiteurs de son futur belvédère de verre. Le projet consiste en un sentier d’interprétation de 400 mètres de long taillé à flanc de montagne qui aboutirait à un belvédère en forme de U et dont le plancher serait vitré. Les touristes auraient ainsi une vue imprenable de la vallée de Sunwapta.

Le projet, vante-t-on chez Brewster, bénéficie de l’appui des parties prenantes des communautés autochtones de Sucker Creek, Alexis, Big Horn et d’O’Chiese, souvent écartées des discussions. Michael Hannan, président de la compagnie, s’enorgueillit par ailleurs du design de la structure dont on a loué l’élégance, la simplicité et la charge émotive à la dernière édition du Festival d’architecture international de Barcelone. Il renchérit en déclarant que le belvédère épouse parfaitement la vision consignée dans le plan directeur de Parcs Canada 2010 souhaitant, entre autres, améliorer la participation du public dans la prise de décision et préserver l’intégrité environnementale du site.

Des vues contestées

Les consultations publiques tenues par Brewster sont reconnues par les opposants. Cependant, ils reprochent à la compagnie de transport la vitesse avec laquelle elles ont été effectuées. Au-delà de cette critique, la présidente de l’Association environnementale de Jasper dénonce la vision marchande de Parcs Canada.

Certaines données expliquent cette accusation. La fréquentation générale des parcs nationaux est en baisse depuis 2006-2007. Le parc Jasper n’échappe pas à cette tendance avec une diminution du nombre de visiteurs depuis 2007. L’objectif de l’administration des Parcs est donc simple : renverser la vapeur en se fixant pour objectif une augmentation de 10% de l’affluence d’ici 2015.

L’atteinte de ce but ne vient pas sans allocation de ressources : 50 000 $ seront alloués à la production d’une étude identifiant les nouvelles sources de revenus possibles. Parmi les options explorées : la création d’attractions visant à appâter les visiteurs.

La proposition du belvédère de Brewster s’inscrit dans ce contexte.

Conservation vs développement économique

La polémique est parvenue jusqu’à la chef du Parti vert du Canada, Elizabeth May. Tout en rappelant que la fonction première des parcs nationaux était la protection de leur intégrité écologique, elle a dit craindre que le projet « crée un précédent dangereux et ouvre à l’utilisation de nos parcs dans un but lucratif, ce qui mettrait en péril des espèces déjà sensibles. »

Madame May s’appuie sur l’article 8(2) de la Loi sur les parcs nationaux du Canada qui consacre ce devoir clairement et interpelle directement le ministre de l’Environnement et de Parcs Canada : « La préservation ou le rétablissement de l’intégrité écologique par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques sont la première priorité du ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs. »

Élizabeth May s’appuie sur certains chiffres révélateurs pour illustrer cet inquiétant changement de cap. À preuve, en 2007, 167 millions étaient alloués à l’expérience de séjour. Trois ans plus tard, 225 millions de dollars qui y étaient consacrés. C’est le poste budgétaire voué à l’intégrité écologique qui pendant ce temps écopait. De 214 millions de dollars en 2007, les fonds chutaient à 192,4 millions en 2010. Madame May rappelle que dans l’ensemble, « le budget de Parcs Canada a été amputé de 25% au cours des 17 dernières années. »

Sur un autre front, la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP) déplore le déficit de données concernant l’impact à long terme de la structure sur les populations de chèvres et de mouflons d’Amérique présentes dans ces environnements. Selon elle, le principe de précaution doit prévaloir.

La SNAP remet également en question la valeur de la connexion des visiteurs avec les éléments de la nature, défendue par Brewster. À son avis, la plateforme vitrée ne constitue pas une interaction avec l’environnement physique. « Le projet de métal et de vitre va au contraire séparer physiquement les personnes de la nature. »

Logique de marché

Cette tendance à la marchandisation du bien collectif préoccupe non seulement les organisations environnementales, mais aussi une grande frange de la population. En témoigne une pétition initiée par Avaaz - une ONG américaine déclenchant des campagnes virtuelles urgentes pour répondre aux crises - qui a été signée par plus de 175 000 personnes depuis le 5 janvier dernier.

D’autres chiffres intensifient le malaise. En effet, l’accessibilité promise par Brewster dans sa nouvelle Promenade du Glacier est remise en cause. Si la compagnie s’engage effectivement à mener gratuitement les visiteurs jusqu’à un point de vue à bord de ses navettes, l’accès à la promenade menant au belvédère vitré sera quant à lui, payant. Les intéressés devront alors débourser entre quinze et trente dollars.

Aujourd’hui, le même point de vue est gratuit et accessible depuis une aire d’arrêt pouvant accueillir une soixantaine de voitures. Une fois la Promenade des Glaciers construite, cet espace disparaîtrait. De sorte que l’accès à la vue gratuite grâce aux navettes de Brewster serait complètement contrôlé par la compagnie.

L’état des finances de Brewster Canada n’est sans doute pas étranger à ce désir d’innovation. En effet, entre 1999 et 2009, la popularité de ses tours guidés a fondu de plus de 50%, passant de 609 000 à 276 000 visiteurs.

Aucune décision n’est encore prise concernant l’autorisation de ce belvédère. C’est à l’intendant du Parc, Greg Fenton, que revient la responsabilité de statuer du sort de ce projet, et ce, d’ici les prochains jours. Il est encore temps de manifester son désaccord et de signer la pétition en ligne.

Crédits photo : Flickr / Bolt of Blue

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