Alors que les revues de l’année 2011 proclamaient cette dernière comme étant charnière en matière de liberté, certains, dont on a moins parlé, continuaient leur bataille loin des caméras. Les révoltes tunisiennes, libyennes et égyptiennes ont amplement fait la une, montrant des manifestants qui sont arrivés à faire tomber des régimes brutaux qui avaient jusque-là été inébranlables. Or, d’autres soulèvements, comme celui au Bahreïn, petite île du Golfe Persique, ont été relégués aux oubliettes.
Tout a commencé le 16 février dernier alors que la vague du printemps arabe a atteint la minuscule île et a poussé les Bahreinis à sortir dans la rue pour la première fois, en quête de démocratie. Depuis 1783, le Bahreïn, composé majoritairement d’Arabes chiites, est une monarchie dirigée par la famille Al-Khalifa provenant de la minorité sunnite. Loin de constituer un conflit ethnique ou religieux, les Bahreinis sunnites et chiites se sont tous rassemblés à la place centrale à Manama, la capitale, pour manifester contre la dictature et y passer la nuit. Voulant à tout prix demeurer en place, le régime a profité du calme de la nuit pour utiliser la manière forte et évacuer le centre de la capitale. Les Bahreinis ont tout de même continué leurs protestations dans les mois qui ont suivi. À l’heure actuelle, la monarchie Al-Khalifa est toujours au pouvoir et peu de journalistes se sont intéressés au cas du Bahreïn.
Un emplacement stratégique
La complexité et l’impossibilité de résoudre le conflit bahreïni viennent, entre autres, du fait de son emplacement stratégique dans la péninsule arabique. Voisin du Qatar et de l’Arabie Saoudite, entouré par l’Irak et l’Iran, le Bahreïn s’est avéré être une place de choix pour l’établissement du quartier général de la cinquième flotte des États-Unis. En 2002, le président américain Georges W. Bush a désigné le Bahreïn comme étant un des alliés hors OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) les plus importants. Selon plusieurs analystes, la cinquième flotte permet aux États-Unis de garder un œil sur l’Iran et les possibles menaces y étant associées. Il devient alors évident que la chute de la monarchie Al-Khalifa serait désavantageuse pour les intérêts des États-Unis.
Selon Marie-Joëlle Zahar, professeure spécialiste des questions de sécurité au Moyen-Orient à l’Université de Montréal, sans avoir nécessairement agi en défense de leurs intérêts, les États-Unis ont probablement décidé de « regarder ailleurs » et de ne pas montrer le problème du Bahreïn au grand jour. Même si la première puissance mondiale a émis ses préoccupations et a demandé à ce que les Bahreinis aient le droit de manifester, il est clair que sans un appui fort de leur part, la population a été davantage laissée à elle-même.
Quoiqu’il n’y ait présentement pas de conflit visible entre sunnites et chiites au Bahreïn, la séparation entre ces deux branches de l’Islam est palpable dans la région. L’Arabie Saoudite, majoritairement sunnite et l’Iran principalement chiite, n’ont pas les mêmes intérêts envers le conflit au Bahreïn. L’Arabie Saoudite, qui ne veut pas voir la gouvernance du Bahreïn remplacée par des chiites, a constitué un appui de taille en envoyant des milliers de soldats écraser le mouvement de protestation bahreïni. Pour justifier ces répressions brutales et discréditer l’Iran, le pays a été faussement accusé, autant par les puissances occidentales que les puissances de la région, d’avoir fomenté le mouvement de protestation. Le Bahreïn semble donc se situer à la croisée de plusieurs intérêts qui rendent la révolte plus difficile à percer.
Des risques trop élevés
Contrairement aux révoltes les plus médiatisées, le Bahreïn n’a pas encore réussi à se défaire de la monarchie qui règne depuis plus de deux cent ans. Toutefois, pour Mme Zahar, « une conséquence directe de la fermeture des régimes en place est que très peu d’autres personnes, à part les personnes qui sont déjà au pouvoir, ont vraiment l’expérience du pouvoir. Donc, amener des personnes au pouvoir qui n’ont pas nécessairement l’expérience de la gouvernance peut être un facteur d’instabilité qui compte pour beaucoup dans l’évaluation des risques, notamment de la part des puissances occidentales ».
Si l’on compare avec la Tunisie ou l’Égypte, même si les régimes et les instances parlementaires étaient corrompus et manipulés, des partis d’opposition avaient tout de même pu être présents et acquérir de l’expérience. Dans leurs cas, maintenant que les régimes sont tombés, d’autres peuvent prendre la relève alors que pour le Bahreïn, les seuls politiciens qui ont de l’expérience sont ceux qui sont au pouvoir. C’est une des raisons qui font que les puissances occidentales et celles de la région ne sont pas prêtes à faire tomber la dynastie Al-Khalifa.
Du côté occidental, bien que les gouvernements demeurent plutôt passifs, ils ne tiennent pas nécessairement à ce que ce régime change du tout au tout. « Un régime démocratique devra répondre aux exigences de sa population et cette dernière, pour plusieurs raisons, n’est pas bien disposée envers les puissances occidentales. Les relations deviendraient alors beaucoup plus délicates à négocier », explique Mme Zahar.
Une nouvelle variable à l’équation
Le défenseur des droits humains bahreïni Nabeel Rajab estime que son peuple est une victime puisqu’il vit dans une région hautement stratégique et que les intérêts comptent plus que le respect des droits fondamentaux. Après des mois de manifestations et de répressions, il semble que la voie du statu quo ait été privilégiée afin de ne pas créer d’étincelle dans cette région explosive et que le calcul des risques à l’échelle mondiale ait effectivement plus compté que les revendications de la population.
Les Bahreinis n’ont peut-être pas traversé le mur de l’autoritarisme, mais ils ont sans doute brisé un mur primordial, celui de la peur. Malgré la solidité et la brutalité du régime, ils se sont soulevés. Ce pas étant franchi, Marie-Joëlle Zahar croit que peu importe ce qui se passera par la suite, les populations ne vont plus être aussi passives qu’elles ont paru l’être. Malgré son assurance, il est très probable que le régime Al-Khalifa agisse désormais avec une nouvelle variable à son équation politique, celle d’une population confiante et déterminée à faire valoir son opinion.