J’avais comme projet de faire un reportage radio sur les travailleurs des mines d’uranium. En direction de la ville d’Arlit (à 1200 kilomètres de Niamey, la capitale) nous étions 11 personnes dans une 4x4, sans compter les trois sacs de mil et les deux chèvres sur le toit. Entre deux imposantes dunes de sable, nous croisons une femme et ses chèvres en pâturage. Elle nous informe qu’un touareg a dit à un touareg, qui a dit à un touareg, qui lui a dit qu’une femme enceinte était souffrante à 30 kilomètres vers l’est. Nous partons donc à sa recherche entre les dunes du plateau de l’Air et des minis arbustes rabougris dispersés sur une route incertaine. Je regarde le compteur d’essence et espère trouver la jeune femme le plus vite possible, il est à un quart plein. Les répercussions d’une panne sèche seraient assez catastrophiques J’’essaie d’évacuer ces pensées. Après trois indications contradictoires de touaregs de passage, nous trouvons le lieu fatidique : une jeune femme de 17-18 ans est couchée sous une toile tressée. Elle est bien en vie. En témoignent son vagissement pénible, ses yeux retournés et ses divagations fréquentes. Dix autres femmes l’encerclent. La plus vieille regarde Jenny d’un œil sérieux et lui dit froidement « va faire ton travail sage-femme ». Devant le groupe, Jenny tente du mieux qu’elle peut de leur dire qu’elle n’est qu’étudiante en médecine. Aucune différence dans l’esprit de ces gens qui voit en Jenny la crédibilité incarnée.
Jenny l’ausculte donc. Fièvre, vomissement, ventre très dur. Elle n’a pas perdu ses eaux. Elle construit un petit stéthoscope avec un bouchon de canette de peinture et écoute le coeur de l’enfant. Il est irrégulier et beaucoup trop faible. Jenny juge qu’il faut partir à l’hôpital sur le champ. La fièvre est importante, après plusieurs questions aux femmes, on apprend que cette fièvre et les vomissements durent depuis trois jours.
Jenny juge que cette fatigue endémique amène un plus grand problème potentiel, la jeune femme est si faible qu’elle ne pourra pas accoucher. Nouveau défi : les femmes refusent notre proposition de l’amener à l’hôpital. Motif : elles disent qu’ils vont lui ouvrir le ventre (elles ont peur des césariennes), le fait qu’elle n’a pas demandé la permission à son mari s’ajoute à leur réticence. Jenny les regarde et intraitable, la prend dans ses bras et la met sur le banc d’en avant. On repart en plein désert, neuf en arrière, trois en avant, les deux chèvres sur le toit, c’est reparti, on roule à toute vitesse.
Sous un soleil de plomb, on reprend le chemin, vers Arlit, qui selon le chauffeur touareg est « à peu près par là ». L’aiguille du niveau d’essence est très près du E. En route, la jeune femme est en travail, après chaque contraction pénible, elle vomit, divague et perd conscience un moment. Enfin, l’hôpital. À la porte principale, littéralement à la porte, la jeune femme s’effondre. Jenny la met sur un lit de fortune l’amène dans une salle adjacente. Il n’y a pas de médecin disponible, on est dimanche, il est midi. Une infirmière au moins est sur les lieux. Par la force des choses. Jenny va accoucher la jeune femme amorphe en lui appuyant sur le bas ventre. Elle accompagne chaque contraction avec force et dextérité en appuyant au bon endroit jusqu’à ce qu’elle puisse voir la tête du bébé, qu’elle va tirer doucement à l’extérieur de la mère.
Une petite fille, bien en chair, va naître de cette femme à présent inconsciente mais aujourd’hui bien vivante.
Moi aussi j’ai joué un petit rôle. L’hôpital est gratuit pour les employés des mines, mais très dispendieux pour les autres citoyens. À peu près 75 dollars, me confirme-t-on, même si au fond, c’est Jenny qui a fait le travail. Je suis allé questionner le directeur (micro en main) sur ses pratiques mur à mur injustes et sans discernement, qui rappellent l’apartheid des dernières décennies. Il s’est senti mal à l’aise et a décidé de ne pas demander de frais à la famille de la jeune touareg. Elle est donc retournée dans son village sans frais avec une belle petite fille qui avait toutes les raisons de vouloir vivre.