Les enjeux sont gigantesques. Sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso, au pouvoir depuis 1994, le gouvernement s’est aligné sur les prescriptions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Des budgets énormes ont été transférés des secteurs sociaux vers le remboursement de la dette. La privatisation du secteur public s’est accélérée. Entre-temps, les promesses de Cardoso sur la réforme agraire se sont évanouies en fumée. Pourtant, tout le monde ou presque admet au Brésil que sans une réforme agraire, on ne peut rien espérer dans un pays qui compte plus de 40 millions de paysans sans-terre abandonnés à la faim et la misère.
Mais ce ne sont pas seulement les crève-la-faim qui ont été frappés par le néolibéralisme. Une grande partie des classes moyennes, qui avaient pourtant espéré que le président aide leur sort en stabilisant la monnaie et en réduisant l’inflation, se retrouve coincée entre chômage et précarité. Résultat, le candidat désigné par la droite pour succéder à Cardoso, le ministre sortant José Serra, stagne dans les sondages sur les intentions de vote.
Des résistances se coalisent
Tout au long de cette décennie perdue, le Brésil populaire n’a cessé de s’organiser et de revendiquer, aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. La montée du Mouvement des sans-terre (MST) a électrisé les déshérités brésiliens qui depuis longtemps étaient traités quasiment comme une sous-humanité. Selon le président du MST, Joao Pedro Stedile, en occupant les terres laissées vacantes par les grands propriétaires, en organisant de gigantesques mobilisations d’un bout à l’autre du pays, le MST qui compte plus d’un million de membres « a fait émerger un nouvel acteur social qui change totalement le rapport de forces, surtout dans les milieux ruraux ». Des mouvements populaires de toutes sortes ont essaimé, portant sur divers thèmes comme l’environnement. Car la construction de grands et de moyens barrages notamment, menace des communautés toutes entières. Mais au lieu de disparaître, celles-ci connaissent un regain en réussissant à convaincre l’opinion publique que les mégaprojets hydroélectriques ne sont pas conçus pour répondre aux besoins des gens ordinaires, mais à ceux des multinationales.
Ce travail de fourmi a également débouché sur la scène politique en favorisant la mise en place de coalitions progressistes dans plusieurs régions du pays, notamment dans les grandes villes. Le Parti des travailleurs (PT), ainsi que d’autres formations de gauche, contrôlent maintenant plus d’une centaine de municipalités, y compris la plupart des grandes villes comme Sao Paulo, Recife, Bélem et Porto Alegre, la « capitale de la démocratie » comme on l’a surnommée récemment.
Avec la gauche au pouvoir, les mouvements populaires dans ces villes se sont empressés de proposer et dans une large mesure d’obtenir une véritable réorganisation du pouvoir. « Ce n’est pas seulement un nouveau gouvernement municipal qui se construit ici, nous explique Edmilson Brito Rodrigues, le maire de Bélem [1 million d’habitants], mais une nouvelle façon de gouverner. » Comme à Porto Alegre, la population s’est organisée en comités locaux pour élaborer le « budget participatif » où les grandes priorités sont élaborées collectivement et de manière transparente. Plus de 50 000 personnes à Bélem participent ainsi au processus de prise de décision : « Il ne s’agit pas seulement de consultation, affirme le maire, le conseil municipal est par la suite tenu de respecter les orientations définies par les citoyens et les citoyennes. » C’est à travers ce processus que l’on décide, par exemple, d’investir davantage dans la réhabilitation des écoles, la réfection des routes, la construction de centres communautaires, etc.
À la recherche d’un projet national
Ces expériences locales ont donné des résultats inespérés, ce que reconnaissent la plupart des gens, quelle que soit leur orientation politique. Les conditions de vie se sont améliorées de façon visible presque partout et surtout, les habitants sont conscients qu’ils ont une réelle influence sur la gestion publique. Le PT au pouvoir a donc fait ses preuves au niveau local, mais est-il prêt à gouverner le pays ?
De toute évidence, les grands propriétaires terriens et les financiers craignent un parti qui prône des changements radicaux. Mais de plus en plus, on sent que la vielle classe dominante est divisée, surtout que le PT n’apparaît plus comme un parti « révolutionnaire », qui veut tout « casser ». Cette évolution d’un parti d’opposition vers un parti de pouvoir en effraie cependant d’autres, y compris dans le mouvement populaire. Car le PT est tenté de mettre de l’eau dans son vin, en faisant des alliances électorales avec des secteurs politiques du centre qui sentent le vent tourner.
Pour le MST cependant, le projet du PT doit rester le projet des classes populaires, des pauvres, des exclus : « Il n’y a pas de compromis à faire sur le projet de réforme agraire, ni sur l’annulation de la dette extérieure », affirme Joao Pedro Stedile.
Le FMI et quelques grandes banques américaines tiennent en effet le Brésil à la gorge, avec une dette qui approche 300 milliards de dollars et qui est le résultat d’années de malgestion de la droite et des agences financières. Les milieux financiers brésiliens et internationaux exercent une pression immense sur le PT et sur son candidat présidentiel, le fameux Lula, pour qu’ils promettent de respecter cette dette et donc les soi-disant « règles du jeux » du néolibéralisme et du marché mondial.
Fièvre électorale
Pour le moment, Lula reste en tête dans les sondages. Dans les six États (sur 26) que la gauche contrôle, la situation s’annonce bien, notamment dans l’État de Rio Grande do Sul (10 millions d’habitants) où l’influence des mouvements populaires est impressionnante. En ce qui concerne l’élection présidentielle, à part le candidat de la droite dont la campagne ne décolle pas, deux autres candidats « populistes » dont l’ancien gouverneur de Rio de Janeiro cherchent à nuire à la campagne du PT, en promettant mer et monde, sans programme ni propositions claires.
Dans le système électoral à deux tours que connaît le Brésil, toutes sortes d’alliances sont possibles, ce qui ouvre la porte à des manipulations et des passe-passe qui au bout de la ligne pourraient nuire au PT. Quoi qu’il en soit, la fièvre électorale est en train de croître et du côté des partisans du changement, un optimisme prudent prévaut.
Mais l’élection brésilienne est également suivie de près à l’extérieur du pays. En Argentine, en Uruguay et ailleurs en Amérique latine, l’ensemble des mouvements populaires retient son souffle. Une victoire de la gauche brésilienne serait un électrochoc sur un continent où la révolte contre le néolibéralisme et son cortège de misères et d’injustices éclate partout. « Tout le monde a marre du statu quo, mais tout le monde s’interroge aussi sur ce qu’il faut mettre à sa place ! » note Emilio Taddei, chercheur argentin et collaborateur correspondant du journal Alternatives.
En Argentine dans l’œil du cyclone, l’éventualité de Lula au pouvoir fait rêver, surtout que cela changerait la donne au niveau du processus de restructuration des Amériques. En septembre, avant les élections, les mouvements populaires brésiliens organisent une « consulta », sorte de référendum populaire pour dire NON à la ZLÉA et OUI à une intégration des Amériques pour et avec les peuples. Les défenseurs du « néolibéralisme made in America » risquent de se retrouver sur la sellette.
Pierre Beaudet, directeur d’Alternatives