Depuis quelques semaines, un bras de fer s’est engagé entre le premier ministre intérimaire, Gérard Latortue, et les responsables du Conseil électoral provisoire (CEP), en charge du processus électoral en Haïti. Pressé par la communauté internationale qui désire voir un nouveau gouvernement élu le plus rapidement possible, las des querelles intestines et des défaillances chroniques du CEP, Latortue est allé jusqu’à imposer la date du 27 décembre, pour le premier tour. Les membres du conseil ont eu tôt fait de réagir, déclarant publiquement qu’il n’en revenait qu’à eux de décider du jour où le peuple haïtien sera convié aux urnes.
Mais le 25 novembre, le président du CEP, Max Mathurin, annonçait que le premier tour présidentiel et législatif aurait plutôt lieu le 8 janvier 2006, et le deuxième tour le 15 février. Ce nouveau report rend donc impossible l’instauration d’un nouveau gouvernement le 7 février, comme le prévoit la Constitution haïtienne. Les élections municipales auront lieu, quant à elles, le 5 mars. « Le CEP va travailler d’arrache-pied pour respecter les nouvelles échéances », d’assurer son président en conférence de presse.
Souveraineté électorale ?
Bien que le conseil électoral soit théoriquement en charge de l’organisation des prochaines élections, nombre d’Haïtiens dénoncent la mise sous tutelle du processus par la communauté internationale, et les complications qui en résultent. Le choix du nombre et de la localisation des bureaux de vote a de fait été laissé à l’Organisation des États américains (OEA), également responsable du processus d’inscription et de l’embauche de nombreux travailleurs électoraux.
De passage à Montréal, fin novembre, le directeur de la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA), Camille Chalmers, soulevait les problèmes entraînés par un nombre trop restreint de bureaux de vote. « Leur nombre a été abaissé à 8 750, soit trois fois moins qu’aux dernières élections. Certaines sections communales n’auront même pas de bureaux. Ce sont les populations rurales qui seront écartées du processus électoral. »
Pour M. Chalmers, la tenue de ces élections aurait également été l’occasion de reconstruire les institutions haïtiennes. « Mais l’OEA a mandaté une firme mexicaine pour imprimer les cartes électorales, alors que les mêmes technologies sont présentes en Haïti. Les nombreux reports des élections ont en partie été causés par l’incapacité de cette compagnie à livrer les cartes à temps. » Alors que 3,4 millions d’Haïtiens se sont inscrits sur la liste électorale, sur un total d’électeurs éligibles estimé à 4,25 millions, seulement quelques milliers de cartes ont été distribuées jusqu’à maintenant.
Les données biométriques contenues sur celles-ci ont également provoqué les critiques. Chacune contient la photo, la signature et les empreintes digitales de son détenteur. « Quelle merveilleuse base de données dorénavant dans les mains de l’OEA... », ironise M. Chalmers, pantois.
Polarisation politique
Le départ forcé de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide, en février 2004, et l’occupation militaire qui a suivi ont largement contribué à polariser la scène politique haïtienne. D’un côté, Fanmi Lavalas, parti du président contraint à l’exil, a d’abord hésité à appeler au boycott d’élections « illégitimes ». Puis, le père Gérard Jean-Juste est apparu comme le candidat par excellence, mais son emprisonnement a rendu impossible sa mise en candidature. Le fait qu’aucune accusation ne soit encore portée contre lui a entraîné les militants Lavalas à faire état d’une « criminalisation » de leur mouvement par le gouvernement intérimaire.
Finalement, Marc Louis Bazin briguera les présidentielles pour Lavalas. Mais deux autres candidats pourraient diviser le vote Lavalas : Jean-Marie Cherestal, ancien premier ministre sous Aristide, fait aussi campagne, alors que René Préval, dauphin d’Aristide et président du pays de 1996 à 2001, réussirait selon plusieurs analystes à s’allier la majorité du mouvement Lavalas, bien qu’il fasse campagne sous l’égide du parti LESPWA (espoir).
La candidature de Préval inquiète plusieurs observateurs. Son incapacité, par le passé, à se dissocier clairement d’Aristide fait craindre à certains l’éventualité du retour au pays de ce dernier. Préval aurait cependant assuré en privé que cela ne faisait pas partie de ses plans, mais en refusant de se prononcer publiquement, de peur de perdre le vote Lavalas.
Peu de candidats ressortent clairement du lot. L’un de ceux qui pourraient affronter Préval au second tour est le riche industriel Charles Henry Baker, ancien numéro deux du Groupe des 184. Ce regroupement de la « société civile », largement dominé par la bourgeoisie haïtienne et le secteur privé, était massivement impliqué dans les campagnes de 2003 appelant à la démission d’Aristide. Le slogan de Baker, « Ordre, discipline, travail », et ses politiques calquées sur les souhaits de Washington le positionnent clairement à droite sur l’échiquier politique.
La gauche demeure en marge du débat, incapable de s’unir derrière un seul candidat. L’organisation Peuple en lutte (OPL), majoritaire au Parlement à la fin des années 1990, a refusé l’appel à l’unité réclamée par la Fusion des sociaux-démocrates. Paul Denis et Serge Gilles représenteront respectivement ces deux partis aux présidentielles.
La campagne électorale semble plus articulée sur la personnalité des candidats que sur le contenu de leurs plateformes électorales. Le manque de vision claire des différents partis politiques choque profondément l’économiste Camille Chalmers : « Les programmes des partis se limitent aux généralités. Très peu de stratégies et de moyens ont été clairement évoqués pour générer de nouvelles ressources et sortir les deux tiers de la population haïtienne de l’extrême pauvreté. »
Observation internationale
Think-tank en matière de sécurité et de transition démocratique, le International Crisis Group vient de publier un rapport émettant de sérieuses réserves quant au bon déroulement du processus électoral. L’incapacité à délivrer les cartes électorales à temps et le fait que les 40 000 travailleurs électoraux n’ont toujours pas été embauchés figurent parmi les risques évoqués.
Jean-Pierre Kinsley, directeur général d’Élections Canada, se dit toutefois confiant du bon déroulement des prochaines élections. C’est ce qu’il a affirmé à Alternatives, dans une rare entrevue qu’il ait accordée. Élections Canada joue un rôle de premier plan au sein de la Mission internationale d’évaluation des élections en Haïti, dont le rôle ne se limite pas au strict modèle d’observation. « Nous avons plutôt un rôle d’accompagnement - ce qui donne en quelque sorte la dimension que les missions d’observation auraient toujours dû avoir. Nous accompagnons le CEP et les autorités électorales, sans s’imbriquer dans le processus décisif et administratif. Nous prêtons des conseils ponctuels tout au long du processus. » Avec une contribution totalisant 29,5 millions de dollars, le gouvernement canadien figure au premier rang des donateurs internationaux appuyant le processus électoral.
« Pour ce qui est du nouveau report, commente M. Kingsley, il me semble qu’il est de bon aloi que le CEP ait tenu compte de la réalité concernant la distribution des cartes des électeurs. » Interrogé sur l’ampleur du travail à accomplir, il dit avoir pris connaissance des plans d’éducation civique et de formation des travailleurs électoraux, et assure que le processus est « entre bonnes mains » et que « les bases ont été jetées pour qu’une élection crédible ait lieu ».
« Les erreurs commises lors du processus d’inscription et de sélection d’un nombre limité de bureaux de vote sont d’une telle ampleur qu’on se demande à quel point le CEP sera en mesure de corriger le tir à temps pour que les résultats électoraux soient crédibles », de conclure M. Chalmers.