- L’Arabie saoudite est un pays peu connu. Pouvez-vous en dresser un portrait ? Comment le décririez-vous personnellement ?
– La réponse n’est pas évidente, c’est un État de type très particulier, difficilement classable. Comparativement aux autres États du monde, il s’agit du moins démocratique, du plus obscurantiste et du plus oppresseur vis-à-vis des femmes. L’Arabie saoudite est régie par une famille royale, un clan, une tribu de quelques milliers de personnes qui gouvernent le pays et en exploitent les rentes pétrolières. Cela en association avec l’organisation religieuse waabite, qui est en fait une secte ultra puritaine, ultra rigoriste, faisant l’interprétation la plus rétrograde de l’islam.
- Quels sont les liens traditionnels entre l’Arabie saoudite et les États-Unis ?
– L’Arabie saoudite est le seul État du monde qui est nommé d’après une dynastie, depuis sa création, dans les années 1930. Dès le départ, l’Arabie saoudite a noué des liens privilégiés avec les États-Unis, lancés un peu tard dans l’exploitation de l’industrie pétrolière, par comparaison avec l’Angleterre et la France. Ces liens n’ont fait que se confirmer après la Deuxième Guerre mondiale, alors que l’économie du pétrole connaît un bon qualitatif au cours de cette période. À partir des années 50 et 60, les États-Unis deviennent les protecteurs du royaume et contrôlent, de fait, tout ce qui s’y passe. Ils voient alors d’un bon œil l’institution waabite qui est de nature à protéger le royaume contre les idéologies progressistes de la région.
- Justement, quelle a été, à partir du 11 septembre 2001, l’attitude du pouvoir politique saoudien vis-à-vis du religieux, et tout particulièrement des mouvances intégristes ?
– Le pouvoir saoudien s’est toujours appuyé sur cette association avec l’institution waabite et a même encouragé les mouvements intégristes, notamment l’organisation des Frères musulmans, née en Égypte. La première coupure a eu lieu bien avant le 11 septembre, soit lors de la révolution iranienne en 1979. Il y a eu au niveau des États-Unis une prise de conscience : cette idéologie religieuse pouvait être utilisée contre eux. Le deuxième événement qui a provoqué une coupure a été la Guerre du Golf, en 1991. Si traditionnellement les chiites ont toujours été perçus comme les plus contestataires des États-Unis, cette fois, les sunnites ont aussi massivement manifesté leur opposition à la guerre. Ce qui a amené Washington à envisager de faire le tri parmi ses alliés.
Enfin, la particularité du 11 septembre, c’est que les attentats ont été le fait de musulmans qui, en Afghanistan, étaient des alliés des Américains. Ce qui a déclenché une sonnette d’alarme à Washington qui, à son tour, a exercé une pression sur le pouvoir saoudien.
À partir de là, le royaume s’est trouvé dans une position embarrassante, puisque depuis sa naissance, il a laissé à l’institution religieuse waabite les domaines de l’éducation, du religieux et de tout ce qui concerne les mœurs. Difficile de changer d’attitude.
Tout de même, depuis le 11 septembre, la famille régnante est plus vigilante vis-à-vis du religieux et pourchasse assez durement tout ce qui s’apparente à al-Qaïda. Il y a beaucoup d’exécutions sommaires. On est à des années lumières du respect des droits de l’homme.
L’impact de ben Laden, un enfant du royaume, demeure énorme, car il capitalise tout le mécontentement de la population vis-à-vis du clan au pouvoir, qui mène un train de vie gigantesque. C’est ce qui explique aussi pourquoi il y a une telle haine envers les États-Unis. La population ne fait pas la distinction entre l’État et ses protecteurs. Et pour elle, les États-Unis, en plus d’être les sponsors d’Israël sont aussi les sponsors des régimes arabes corrompus de la région.
- Enfin, en quoi les attentats au début du mois de novembre changent-ils la donne pour la région ?
– Les attentats ne changent pas la donne du côté saoudien. D’une part, la base sociale sur laquelle repose le pouvoir reste extrêmement fragile, et d’autre part, les États-Unis sont en train de s’enliser dans un véritable bourbier. À Washington, ils se sont faits prendre à leur propre discours, croyant vraiment ce qu’ils disaient, c’est-à-dire qu’ils étaient réellement capables de rétablir la paix et de gouverner l’Irak. Le résultat, c’est qu’on assiste maintenant au problème de politique extérieure le plus grave depuis le Vietnam, même si ce n’est pas exactement la même chose.
Malheureusement, rien n’incite à l’optimisme pour cette région du monde. La situation est hautement explosive, en raison de la faillite des alternatives progressistes et de la répression exercée par les États-Unis et ses alliés. La seule force capable de capitaliser le mécontentement est du côté des intégrismes. C’est une véritable poudrière.
En fait, la question de fond concerne les États-Unis qui sont confrontés à un terrible dilemme : se retirer ou rester. S’ils se retirent de l’Irak, ils limitent les dégâts, mais alors perdent énormément en crédibilité. Je suis incapable de faire des prédictions…
Propos recueillis par France-Isabelle Langlois