Au Kirghizistan, la terre au féminin

mardi 19 octobre 2004, par Aude MALTAIS

Soixante pour cent des habitants du Kirghizistan habitent en région rurale et dépendent de la terre pour survivre. Dans ce pays de hautes montagnes et de verts pâturages, la terre est une ressource rare et stratégique, surtout depuis l’éclatement de l’URSS, en 1991, qui a entraîné la privatisation des terres. Pour les femmes, la situation est davantage critique.

Le Kirghizistan a été le premier pays d’Asie centrale à entreprendre une réforme agraire. À l’indépendance, il a fallu décider de ce qu’on faisait des kolkhozes, ces immenses fermes collectives contrôlées par l’État soviétique. Entre 1991 et 1996, elles ont été réorganisées en lots familiaux ou individuels. L’indépendance a eu des conséquences graves sur l’agriculture et l’économie en général. Les subsides, reçus de Moscou jusque-là, se sont arrêtés d’un coup.
« Pour se sortir de cette situation difficile, le gouvernement kirghize a décidé de privatiser la terre, pour que les gens puissent survivre, explique Kachkynbai Kadyrkulov, l’un des rédacteurs de la réforme agraire. Dans chaque kolkhoze, nous avons organisé des assemblées pour décider de la façon de distribuer la terre. Il fallait convaincre les propriétaires du kolkhoze, expliquer aux paysans ce qui se passait, essayer que tout soit le plus démocratique possible. En théorie, la terre devait être donnée aux individus, mais dans la pratique, les autorités locales n’ont pas voulu perdre le contrôle. »

Burul

Ainsi, les premières années ont été marquées par de nombreuses irrégularités et une certaine confusion. Souvent, comme Burul, les gens ont officieusement commencer à cultiver des terres abandonnées, mais sans recevoir de certificat de propriété. « Si j’avais su, je ne me serais pas contenté d’une entente verbale », commente la principale intéressée.

En bordure de la petite ville de Naryn, au pied des montagnes, Burul pointe du doigt un petit carré de terre de 0,25 hectare, en dessous des pylônes électriques : « Ça, c’est ma terre. En 1993, c’était la décharge de la ville, un tas de déchets et de pierres. Avec mes cinq enfants et mon mari, nous avons obtenu la permission de l’utiliser, pour faire pousser du blé. Nous l’avons nettoyée et l’avons irriguée. Maintenant, depuis cinq ans, il faut nous battre pour l’obtenir légalement, parce qu’elle a été donnée à mon voisin par erreur, soutient-elle. Sur notre terre, nous pouvons récolter 300 kilogrammes de blé par an, environ cinq sacs. C’est tout juste assez pour nourrir la famille, nous n’avons pas de surplus à vendre. »

Ismaelena

Au village d’Utchkyn, aussi dans la région de Naryn, tout ceux qui vivaient dans le kolkhoze ont reçu, en 1992, 0,6 hectare de terre. Ismaelena avec son mari et sa fille avaient alors obtenu un total de 1,8 hectare qu’ils ont consolidé avec la terre de leurs beaux-parents, afin de former trois hectares. Mais aujourd’hui, Ismaelena est divorcée et doit se battre depuis deux ans pour récupérer sa part et celle de sa fille. Car la loi, contradictoire, l’en empêche.

Gulnara Baimambetova, directrice de l’Association de soutien des femmes entrepreneurs du Kirghizistan raconte qu’elle ne savait pas elle-même qu’il y avait un article dans la loi qui pénalisait les femmes divorcées. « C’est seulement après avoir mis sur pied un projet d’aide légale que je l’ai appris. Selon cet article, un lot familial ne peut être divisé. Car un seul certificat d’enregistrement a été émis, pour une terre où vivent parfois plusieurs familles. »

Ismaelena s’est établie à Naryn et travaille au marché. Elle dit ne pas vouloir retourner vivre au village. « Je veux simplement récupérer mon droit sur cette terre, la louer et éventuellement la vendre, quand la loi changera, pour en acheter une autre ailleurs, pour mes enfants. Mais je n’arrive même plus à prouver que cette terre m’appartenait, ni même que j’ai déjà habité là-bas, parce que tous les documents ont été changés avec l’arrivée d’un nouvel alak matar, le maire de la ville, qui est un cousin de mon beau-père ! »

Les populations sont très dépendantes des alak matar qui sont des héritiers du régime communiste et souvent corrompus. C’est du moins ce qu’affirme Nurjan Amanbekova, avocate d’Ismaelena. Un besoin accru d’aide juridique se fait sentir pour régler les conflits qui ressurgissent à mesure que la population prend conscience de ses droits.

Un long processus

En juin 2004, des amendements ont été déposés par différents groupes pour modifier la loi. « Nous voulons inclure le droit de diviser les lots, de les vendre, de les échanger - en ce moment il y a trop de restrictions et dans les faits c’est très difficile d’avoir accès à sa part », commente Gulnara Baimambetova. L’étude a d’abord été reportée en septembre, puis à la fin d’octobre. « Ce sera un long processus », soupire-t-elle.

Le Canada finançait en 2003 un projet de consultation légale dans la région de Osh, en partenariat avec le gouvernement kirghize. Le projet mis sur pied par l’Association des femmes entrepreneurs, financé par UNIFEM, couvre tout le Kirghizistan. Mais le besoin n’est pas prêt d’être comblé, selon Gulnara Baimambetova, car « même si les choses commencent à se placer, il reste encore beaucoup d’irrégularités à résoudre. Et les femmes ont besoin de la terre, parce que lorsque les hommes partent travailler à l’étranger, c’est encore la façon la plus sûre de nourrir leurs enfants. »


L’auteure est présentement en Asie centrale pour réaliser une série de reportages, avec l’appui de l’Agence canadienne de développement international (ACDI).

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