Après Mumbai

lundi 9 février 2004, par Gustavo MARIN

Après le FSM à Mumbai en Inde en janvier 2004 la société civile mondiale n’est plus la même ou, tout au moins, la dynamique enclenchée par le premier FSM à Porto Alegre a profondément changée. Elle s’est sensiblement renforcée. Désormais, Mumbai est inscrite dans l’agenda citoyen initié à Seattle, certains diront en Afrique du Sud à la chute de l’apartheid en 1994.

Le discours de Nelson Mandela transmis lors de la cérémonie de clôture est tout un symbole historique. Dorénavant, lorsqu’on parlera du Forum de Mumbai on rappellera un événement bouillonnant, populaire, inédit dans l’encore courte histoire des mouvements altermondialistes. Les tentatives pour mondialiser réellement le FSM et le développer au-delà de son ancrage brésilien ont réussi, car la recherche d’une véritable mondialisation des résistances et d’élaboration des voies alternatives à la globalisation capitaliste vise justement à renforcer les luttes de tous les acteurs, au Nord et au Sud, à l’Est et à l’Ouest. Après Mumbai, Porto Alegre est plus fort encore. Grâce à la ténacité des organisateurs indiens et surtout à la forte présence et à l’art de vivre des Indiens qui ont animé cet événement, nous sommes tous maintenant plus forts qu’avant.

Après cette première constatation, plusieurs leçons se dégagent. En voici quelques-unes :

1.Lorsqu’un groupe de citoyens s’engage dans une action nouvelle, cherchant à ouvrir de nouvelles voies pour faire avancer un processus mondial et qu’il le fait en favorisant une démarche ouverte, transparente, malgré la diversité (ou devrait-on dire grâce à la diversité) de ses membres ; cette action a de grandes chances de réussir. Si, de plus, ces personnes sont soutenues par des partenaires dans d’autres régions du monde qui apportent leur expérience et expriment leur solidarité par leur présence et leur appui, les chances sont encore plus grandes. Il faut dire que, comme toute aventure humaine, le FSM de Mumbai a été rendu possible par un relativement petit groupe d’hommes et de femmes indiens, soutenus par des partenaires d’autres régions du monde, qui ont progressivement élargi leur démarche à des centaines, voire de milliers d’organisateurs et volontaires. Les méthodes et les pratiques d’organisation des Forums sociaux, dans la mesure où elles se basent sur la Charte des Principes de Porto Alegre et prônent l’ouverture et la transparence, diminuent les risques de contrôle par un petit groupe.

2.Le Forum de Mumbai a surtout été une manifestation populaire, une manifestation du peuple. Par rapport à Porto Alegre, mais surtout par rapport aux Forums européens qui ont mobilisé principalement de secteurs des classes moyennes, la présence à Mumbai des Intouchables, des paysans, des organisations de femmes et de jeunes, des gens visiblement pauvres, a été largement majoritaire. Le Forum est devenu non seulement plus « mondial » ; il a été également plus « social ».

3.Ce forum a été aussi le scénario de cultures et de pratiques fort diverses. A Mumbai se sont exprimées au grand jour plusieurs tensions propres à un rencontre massive. Elles peuvent être source d’enrichissement personnel et collectif. Elles peuvent également approfondir les clivages entre les divers secteurs qui composent cette dynamique altermondialiste et, à terme, affaiblir le processus enclenché. On peut en identifier quelques-unes :

 Le clivage entre les activités organisées de façon centralisée et celles auto-organisées par de multiples groupes, réseaux, syndicats, associations. Il était quelque peu pathétique de voir les salles de 4.000 places pour les panels et de 10.000 pour les conférences, occupées par 100-200 personnes. La sensation de vide était évidente. Ces salles disposaient de services d’interprétation, de matériel vidéo et audio propre aux grandes conférences pour un public qui n’était pas là ! Alors que la plupart des séminaires et des ateliers auto-organisés (près de 1.000) étaient plus animés, plus participatifs. Le clivage, déjà identifié à Porto Alegre, entre une culture qui s’exprime par le discours lancé (souvent du haut) devant un public qui ne peut qu’applaudir et une autre culture qui favorise la prise de parole, l’échange d’expériences, le débat sur les idées et les propositions, a été à Mumbai une évidence incontestable. Comme corollaire on peut ajouter que les activités auto-organisées ayant comme base un groupe, une association ou un réseau, basés en Inde même, ont été souvent les plus nombreuses. Autrement dit, dans les Forums sociaux, les activités « parachutées » ne marchent pas.

 Une autre contradiction frappante a été entre les gens qui manifestaient dans les rues, souvent criant des slogans et frappant sur des tambours, et ceux qui discutaient dans les salles de réunion. Il y avait quelque chose d’étrange entre des groupes qui cherchaient à se faire entendre, à dire : « nous sommes là » par des slogans et des tambours et ceux qui laborieusement cherchaient à se faire entendre par les langues (en anglais, hindi, marathi, chinois, français, espagnol, portugais…). La diversité est une caractéristique marquante des Forums sociaux et à Mumbai elle était très nette, mais sans un dialogue entre les diverses cultures, elle peut se transformer en dialogue de sourds et les gens ne se rencontrent pas. Apprivoiser l’interculturalité demande du temps. Elle ne s’improvise pas. Bien entendu, il faut laisser toutes les chances à l’imprévisible et être ouvert à diverses expressions culturelles, mais il est parallèlement nécessaire de préparer les rencontres entre diverses cultures. Autrement, les malentendus l’emportent.

 Une autre contradiction concerne les moyens d’expression. Il y a ceux qui s’expriment par le discours et l’écrit. Il y a ceux qui le font par des moyens artistiques. Pendant le Forum à Mumbai, il y a eu près de 5.000 manifestations artistiques de rue, plusieurs non répertoriées dans le programme. Ces manifestations avaient lieu à des carrefours, dans les rues ou sur des terrains près des stands. Les manifestations de type « théâtre de rue » ou chorale à ciel ouvert étaient de véritables ateliers thématiques où les plus diverses questions, telles que le commerce équitable ou l’exclusion des femmes, étaient traitées avec une qualité aussi pertinente, voire plus, que dans les ateliers. On peut dire que cette contradiction n’en est pas une. Cependant, le dialogue, l’articulation entre les formes d’échange basées sur le discours et celles basées sur les diverses expressions artistiques, demeure une tâche encore inachevée.

Quelques défis pour le futur

On peut en mentionner, au moins, deux :

1.La visibilité et la lisibilité des débats et des propositions

Désormais il est bien admis que les Forums ne doivent pas se finir par des déclarations finales. D’ailleurs, il est humainement impossible de vouloir rédiger une seule déclaration commune et finale. Cette pratique, bien inscrite dans la Charte des Principes du FSM, a été l’une des clés de sa réussite. Cependant, se doter de moyens pour avoir une vision globale, pour faciliter une lisibilité qui mette en valeur la richesse des débats et des propositions, demeure aussi une tâche en attente. Des efforts de documentation, de systématisation des idées élaborées dans les Forums, ont été entrepris depuis le premier forum à Porto Alegre en janvier 2001, mais l’improvisation inévitable a laissé peu de traces de la mémoire de sa première édition. En 2002, un nouvel effort fut entrepris et les débats et propositions issues des conférences ont pu être rapportés. Ils ont été publiés directement sur le site web. Pour la troisième édition, en 2003, un dispositif plus consistant a pu être mis en place. Des initiatives similaires ont été réalisées dans les divers forums continentaux et thématiques. Il faut attendre maintenant les rapports du forum de Mumbai…

Cette recherche de garder la mémoire des forums est loin d’être une question nostalgique. Une dynamique sans mémoire risque fort de se diluer…ou son histoire sera écrite par d’autres. Le travail de mémoire, de documentation et de systématisation est essentiel pour valoriser la richesse interculturelle, sociale et politique portée par les participants eux-mêmes. Cet effort permet de mettre en avant les nouvelles idées, les nouvelles alternatives que les acteurs sociaux sont en train de mettre en œuvre pour faire face et surmonter, jour après jour, les politiques imposées par les tenants de la globalisation néo-libérale et néo-impérialiste.

Les travaux de mémoire, de documentation et de systématisation sont dorénavant de plus en plus pris en mains par plusieurs équipes. Les commissions de contenu et de méthodologie du Conseil international ont commencé à s’y impliquer également. La capacité d’innovation pour que les programmes et les méthodes des prochains forums soient réellement novateurs et participatifs sera une des clés de la poursuite de la dynamique altermondialiste.

2.Les défis historiques et politiques. Sommes-nous entre le marteau et l’enclume ?

Réfléchir sur les défis historiques et politiques demande de faire un détour plus long que l’espace d’une note rédigée tout de suite après Mumbai ne le permet. De nombreuses publications diffusées pendant le forum en Inde apportent déjà des éclairages sur cette question.

La conviction de la nécessité de franchir le seuil vers une nouvelle étape se fait de plus en plus forte, car alors que la chute du mur de Berlin et la fin de l’apartheid laissaient présager une nouvelle organisation du monde fondée sur le multilatéralisme international basé sur le droit et la démocratie, nous assistons à un tout autre scénario. Celui du règne sans partage de l’empire américain sur le reste du monde. La mondialisation néolibérale ne cesse de déployer ses tentacules aux quatre coins de la planète et ne fait qu’aggraver les inégalités entre les riches et les pauvres, entre le Nord et le Sud. Le scénario au début du 21è siècle est marqué par le passage d’une mondialisation néolibérale à une mondialisation néo-impériale (où la logique de guerre s’ajoute à la logique de concurrence mettant à nu les intérêts des Etats-Unis et de leurs alliés).

L’histoire nous a appris que tous les empires tombent. Mais elle nous a également appris que les empires peuvent durer plusieurs siècles ! Nous ne sommes pas tout à fait au début de l’empire américain, mais nous ne sommes pas devant sa crise finale ni sa chute imminente.

Jusqu’à présent les empires n’ont pas arrêté l’histoire. Mais l’empire nord-américain comporte une caractéristique singulière et en cela il nous place devant un défi historique : le mode de production, de consommation, le système scientifique et technique, qu’il a mis en œuvre, portent atteinte à la condition humaine en tant que telle. Cela non seulement par les atteintes à l’environnement, mais aussi au vivant lui-même, par les changements qu’il peut introduire dans l’espèce humaine. Ce n’est pas simplement une question de mode de production ou de consommation. Il y a quelque chose qui touche à l’essence même de la condition humaine et qui est en péril.

Nous savons maintenant que cet empire traverse des crises économiques récurrentes, mais il passe d’une crise à l’autre. On pourrait même dire que cet empire se nourrit des crises. Jusqu’à présent il est toujours parvenu à rebondir. Bien sûr, il laisse derrière lui une situation économique et sociale pire que celle provoquée par un tremblement de terre : des sociétés encore plus brisées, encore plus décomposées, où les inégalités et les exclusions s’aggravent.

Cet empire traverse aussi des crises de gouvernance. Depuis longtemps déjà on dit que la réforme du système des Nations Unies est une nécessité évidente. Le fait est que l’on ne le réforme pas. Le système de la sécurité internationale est devenu non seulement obsolète mais, de plus, sous la tutelle de l’empire nord-américain, il représente un danger pour la sécurité et l’entente entre les nations.

De plus, cet empire cherche à imposer un nouveau cadre, idéologique et religieux, par de véritables nouvelles croisades qui ne font que renforcer les fanatismes religieux. Il a avant tout une caractéristique spéciale. Tous les empires le font, mais celui-ci en est vraiment le spécialiste : chaque fois qu’il y a une crise, il réagit en faisant la guerre. C’est un empire guerrier qui agit par la force violente et qui impose des guerres. La toute dernière, celle que nous vivons actuellement en Irak, le démontre.

Cela dit, il y a un autre trait singulier de la situation actuelle et nous ne pouvons pas le passer sous silence : la situation est marquée par une forte poussée de la violence spectaculaire de groupes agissant en réseau. On est arrivé à un point où on commémore tous les ans les grands attentats qui ont fait plusieurs milliers de morts. Dorénavant on va vivre dans un monde où on va se souvenir tous les ans des massacres passés. C’est là un trait singulier de notre époque : l’empire nord-américain s’impose, mais au milieu des explosions. Non seulement l’Irak, mais aussi le monde arabe, les grandes villes du Nord et aussi quelques-unes du Sud, en sont la preuve.

Dans ce contexte, car c’est dans ce contexte-là qu’il faut se situer, sommes-nous entre le marteau et l’enclume ? D’un côté, un empire qui impose une logique de « pax americana » par la guerre et par le mode d’organisation sociale et politique qu’il implique ; et, de l’autre, des groupes qui organisent des attentats à répétition, sans oublier tous les réseaux mafieux, ces réseaux clandestins qui déterminent la vie de millions d’êtres humains qui survivent dans des conditions propres à l’esclavage. Dans cette logique (si l’on peut appeler cela une logique), la société civile en émergence que nous cherchons à développer ne doit pas être prise en otage.

Bien sûr, nous avons progressé depuis la chute du mur de Berlin, ou depuis la chute de l’Apartheid en Afrique du sud. De nouvelles valeurs ont été mises en avant, une nouvelle relation entre l’humanité et la biosphère a été entreprise, une relation plus respectueuse entre les hommes et les femmes est valorisée. Au cours de la dernière décennie nous avions avancé sur la question des droits de l’Homme. Un moment on a cru que l’on allait juger Pinochet ! On a même réussi à constituer un Tribunal Pénal International. Il y a eu le développement de réseaux importants. On a fait des centaines de rencontres. On a produit des dizaines de cahiers de propositions…

Tous les progrès sont significatifs. Les forums sociaux, les alliances diverses sont importantes. La question demeure : « Comment allons-nous faire pour être, dans ces forums, par ces alliances, vraiment à la hauteur ? Ferons-nous vraiment basculer l’empire ? Serons-nous capables de sortir cette humanité de la position entre le marteau et l’enclume ? ».

Le 21è siècle devra être un siècle de grandes transformations. Elles concernent notre manière de penser, de sentir, de produire, de consommer, de nous relier et de nous gouverner. Chacun le sait, mais isolé il se sent paralysé par sa propre impuissance. C’est contre cette impuissance qu’il faut réagir et cette réaction se manifeste sous des formes diverses dans le monde entier.

Pour surmonter ce défi, un large débat d’idées et de propositions est en cours dans le processus développé par les forums sociaux et par les diverses dynamiques citoyennes dans de nombreuses régions du monde. Ils peuvent et doivent apporter non seulement des réponses à ces questions, mais en plus contribuer à ouvrir dès maintenant de nouvelles perspectives pour que l’humanité puisse vivre en paix. De nos jours, ce défi est devenue une question de vie ou de mort.


L’auteur fait partie de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire. Fondation Charles Léopold Mayer (FPH), Paris.

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