Amérique latine - Le retour des logiques guerrières ?

lundi 28 avril 2003, par Pierre MOUTERDE

Photo : © Dominique Morrissette

Même si elle se déroule à des milliers de kilomètres, la guerre en Irak suivit de son occupation par les troupes anglo-américaines risquent d’avoir des répercussions non négligeables en Amérique du Sud.

On s’en souviendra : depuis la chute des dictatures de sécurité nationale dans le cône sud (années 80) et la fin des guerres de basse intensité en Amérique centrale (début des années 90), les États-Unis avaient privilégié, en soutenant les processus de retour à la démocratie, une approche « constitutionnaliste », préférant à l’utilisation de la force directe la négociation et la mise en place d’« États de droit » où élections régulières et protection des libertés individuelles paraissaient peu à peu redevenir la norme.

Certes leurs ambitions - notamment par leur volonté d’imposer un accord de libre-échange à l’échelle des Amériques dès 2005 - si clairement réorientées autour d’une « recolonisation économique et culturelle » de l’Amérique tout entière. Mais les moyens privilégiés restaient d’abord ceux du chantage financier ou de la pression économique, orchestrés lors de sommets majestueux, par la négociation diplomatique.

Il est vrai que sur le mode mineur, les États-Unis avaient combiné à cette approche « soft » un volet plus répressif et militaire nommé « plan Colombie » qui, sous couvert de lutte contre la drogue, leur permettait d’être militairement présents en Colombie et de commencer à épauler les efforts des gouvernements colombiens incapables de contenir les avancées des guérillas de gauche des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et de l’Armée de libération nationale (ELN). Mais jusqu’au tout début des années 2000, ce volet semblait relativement secondaire et limité à la Colombie. C’est sans doute ce qui, dans le sillage de la « guerre préventive » en Irak, risque de fondamentalement changer.

On en avait déjà eu un signe avant-coureur, avec l’implication de quelques hauts responsables diplomatiques et militaires américains dans les tentatives de déstabilisation et renversement du président Chavez au Venezuela en avril 2002.
Mais c’est par les toutes récentes tentatives de l’administration américaine d’élargir le plan Colombie, de le « régionaliser », qu’on réalise mieux la portée de ce tournant, et surtout, la volonté de faire primer des logiques clairement belliqueuses au cœur de l’Amérique du Sud. Non seulement en s’implantant plus solidement en Colombie, via l’ouverture et le renforcement de bases militaires comme à Auroca ou Caqueta, mais encore en cherchant - au nom de la lutte contre le terrorisme - à y impliquer les forces armées de pays limitrophes.

Ainsi fin mars, le chef du commandement sud, James Hill, se réunissait à Miami avec les commandants en chef des forces armées d’Équateur et de Colombie, Oswaldo Jarrin et Enrique Mora. Le but de l’opération : faire pression sur le gouvernement équatorien de Lucio Gutierrez, pour qu’il ne revienne pas sur les accords passés à propos de la base militaire équatorienne de Manta, prêtée par le gouvernement précédent aux troupes américaines. Et surtout, pour que les militaires équatoriens s’impliquent plus directement dans la lutte contre la guérilla colombienne, en fermant la frontière avec la Colombie de manière à tenter d’asphyxier les FARC par le blocage de possibles sources de ravitaillement.
Plus au sud cette fois, en Bolivie, la sous-secrétaire des États-Unis aux Affaires de lutte contre le narcotrafic, Deborah McCarthy, se réunissait avec le président bolivien, Sanchez de Lozada, pour annoncer l’arrivée de troupes du commandement sud, devant participer à l’élimination de plantations de coca, « attirant les trafiquants colombiens et leurs alliés des FARC (sic) ».

Bien des choses ont changé

C’est que depuis quelques années, et plus particulièrement depuis 2002, bien des choses ont changé en Amérique latine. Dans le sillage de l’échec des politiques néolibérales et de l’ébullition sociale qu’il a fait naître partout (qu’on se souvienne de l’Argentine ou de la Bolivie), des gouvernements clairement marqués à gauche sont arrivés au pouvoir : au Venezuela d’abord, puis en Equateur et surtout au Brésil où l’arrivée de Lula à la tête de la plus puissante économie latino-américaine a représenté un véritable signal d’alarme pour les États-Unis, eux qui souhaitaient voir la constitution d’une zone de libre-échange sans aucun contrepouvoir économique régional digne de ce nom, comme par exemple le Mercosur, faisant bloc sous la houlette du Brésil de Lula.

On voit quel peut être le danger qui guette ces gouvernements de gauche, dès lors qu’ils paraissent représenter un obstacle aux velléités colonisatrices des États-Unis. Ils peuvent non seulement être aux prises avec des pressions d’ordre économique ou financier, mais aussi se voir peu ou prou entraînés - au nom de la lutte contre le terrorisme ou les narcotrafiquants - dans des logiques conflictuelles et guerrières. Loin de favoriser la négociation fondée sur le droit ainsi que l’élargissement d’espaces authentiquement démocratiques et populaires, celles-ci risquent au contraire de les paralyser et de les réduire à peau de chagrin. Ce sera, en Amérique latine, un des grands enjeux des mois à venir.


Pierre Mouterde, collaboration spéciale

L’auteur est professeur de philosophie au Collège Limoilou. Il a publié le livre Les pratiques alternatives de la gauche latino-américaine, aux Éditions Écosociété, en 2002.

Photo : Sous couvert de lutte contre la drogue, le plan Colombie permettait aux États-Unis d’être militairement présents en Colombie et de commencer à épauler les efforts des gouvernements colombiens incapables de contenir les avancées des guérillas de gauche des FARC.

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