Jusqu’au milieu du siècle dernier, la vie en ville n’avait rien d’idyllique. Les logements étaient souvent insalubres, la ville bruyante, l’air y était fortement pollué et les espaces verts brillaient par leur absence. Dans ces circonstances, on ne s’étonnera pas que les gens aient fui vers les nouvelles banlieues qu’on leur a proposées depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cette nouvelle « campagne » à proximité de la ville était d’autant plus attrayante que les classes moyennes pouvaient désormais se payer une voiture, aussi indispensable à la banlieue que Laurel l’était à Hardy. En prime sont venues les autoroutes, les ponts, de nouvelles écoles et, bientôt, les centre d’achats, strips et autres grands centres de consommation de masse qui caractérisent aujourd’hui nos banlieues. De Laval à Blainville ou de Sainte-Foy à Val-Bélair, elles continuent aujourd’hui à se déployer à un rythme soutenu.
Pour James Howard Kunstler, auteur de La Fin du pétrole : le vrai défi du XXIe siècle, il s’agit là de « la plus mauvaise allocation de ressources de l’histoire de l’humanité. L’Amérique a investi toute sa richesse de l’après-guerre dans une façon de vivre qui n’a aucun avenir. » Aucun avenir, les banlieues ? Dans le documentaire Radiant City, Kunstler est cinglant : « 80 % de ce qui a été construit en Amérique du Nord l’a été dans les 50 dernières années. Et c’est en majorité démoralisant, brutal, laid, malsain et spirituellement avilissant. Quel est la destinée de la banlieue ? Nous entrons dans une ère de rareté de l’énergie, qui ne nous permettra pas de continuer à vivre de cette façon. »
Une autre crise de l’énergie ? C’est bien ce qu’annoncent les auteurs d’un autre documentaire au ton mordant intitulé The End of Suburbia. S’appuyant sur les travaux de nombreux spécialistes qui prévoient pour bientôt la fin de l’énergie fossile à bas prix, ils nous somment de revoir l’organisation urbaine pour mettre fin à l’énorme gaspillage de ressources entraîné par l’étalement urbain. La question n’est plus de savoir si les gens des banlieues sont plus ou moins vertueux que ceux qui habitent dans les centres-villes. Encore moins de déterminer si le bungalow en banlieue représente le modèle idéal.
« L’argument qui nous a été servi pendant des années était que les banlieues, ça devaient être bien, puisque que les gens en voulaient, affirme James Howard Kunstler. Mais l’avenir va nous appeler à vivre différemment, que les gens le veuillent ou pas. Cette façon de vivre ne sera plus au menu. » La banlieue-dortoir a un prix, qu’on doit payer collectivement. Pendant qu’on s’inquiète du réchauffement de la planète, le Canadien moyen prend 64 minutes pour se rendre au travail en voiture, chaque matin. Selon une étude publiée par Transports Canada, en juillet 2007, la congestion routière coûte désormais entre 2,3 et 3,7 milliards de dollars par année, au Canada.
Le consultant en énergie Steve Andrews remet lui aussi ce raisonnement en question : « Les gens qui sont nés ou qui ont déménagé en banlieue s’imaginent avoir un droit de naissance à leur style de vie, avec le garage triple, l’énorme gazon et la maison encore plus grande. La consommation des ressources est quelque chose qu’on prend pour acquis, pour laquelle on paie une facture chaque mois. » Le changement sera brutal, prévient-il dans The End of Suburbia. On ne pourra pas étendre les villes à l’infini, en construisant des maisons toujours plus grosses. En 1950, la maison de banlieue moyenne offrait 75 mètres carrés de surface habitable. Elle est passée à 140 m2 en 1970 et à 210 m2 en 2000. Presque le triple.
Société distincte
Au Québec, on ne voit pas nécessairement les choses du même oeil. Même si elle convient que l’étalement urbain entraîne des coûts écologiques épouvantables, Carole Després, directrice du Centre de recherche en aménagement et développement (CRAD) de l’Université Laval regarde le problème par l’autre bout de la lorgnette : « Ce ne sont pas que les jeunes qui vont dans les nouvelles couronnes des banlieues, mais aussi des gens des régions, des baby-boomers qui se rapprochent de la ville. C’est plus complexe que ça en a l’air, on ne sait pas toujours si c’est du rapprochement ou de l’étalement. » Ou un peu les deux à la fois.
Claude Beaulac, directeur général de l’Ordre des urbanistes du Québec, croit pour sa part que la banlieue change : « Elle n’est plus un espace réservé aux fonctions résidentielle et commerciale. On y retrouve maintenant des entreprises et des institutions culturelles, d’enseignement supérieur, de santé, etc. » Effectivement, des banlieues plus anciennes ont développé de nouvelles activités au fil des ans. Mais ce n’est pas le cas de la majorité des nouveaux développements, que ce soit en périphérie de Québec ou de Montréal. Laval, qui se targue aujourd’hui d’offrir tous les services d’une grande ville, construit de nouveaux quartiers strictement résidentiels où il est impossible de vivre normalement sans voiture. Et lorsqu’on densifie des quartiers comme à Blainville, c’est au prix d’un nouvel échangeur autoroutier, ce qui n’est pas nécessairement la voie vers le transport en commun.
Pas de quoi régler le problème de surconsommation d’énergie. Thomas Duchaîne, chargé de projet de l’organisme Vivre en ville, croit lui aussi que l’énergie, ou sa raréfaction, va se charger de nous dicter nos comportements futurs à l’égard des banlieues. En attendant, il met en doute leur pertinence : « Non seulement les banlieues sont des milieux très fortement consommateurs d’énergie, mais même le type d’habitation n’est pas viable : est-ce que tout le monde en Amérique du Nord pourrait vivre dans un bungalow ? »
On retrouve ça et là des exemples de nouveaux quartiers aménagés dans l’esprit d’un développement durable, comme c’est le cas au Village de la gare, à Mont-Saint-Hilaire. Inspiré du concept Transit Oriented Development (TOD), ce quartier qui devrait recevoir à terme un millier d’habitations se développe autour d’une gare de train de banlieue, où les services sont accessibles à pied ou en vélo. Mais les exemples sont trop peu nombreux pour parler d’une tendance. À l’échelle nord-américaine, des mouvements tels que le Smart Growth et le New Urbanism parviennent à influencer le développement urbain, mais ce n’est pas réellement le cas ici.
Selon l’urbaniste Raphael Fischler, professeur à l’Université McGill, la vitalité des banlieues est surtout une question de marché : « La demande d’un milieu de vie calme et vert est très forte, tout comme la demande de maisons neuves, et beaucoup de gens ont les moyens de se payer ces choses. Quelle proportion de la population sera en état de le faire dans les années et décennies à venir, ça reste à voir, mais la demande reste forte et l’offre, de la part des promoteurs et des municipalités périphériques, l’est aussi. »
Chez nos voisins ontariens aussi, la demande et l’offre demeurent élevés. C’est peut-être ce qui a poussé le gouvernement à présenter, en 2006, son Plan de croissance pour la région élargie du Golden Horseshoe, région densément peuplée de l’ouest du lac Ontario qui va de Oshawa à Niagara Falls, en incluant Toronto et Hamilton. Le Plan prévoit une ceinture bien délimitée au-delà de laquelle l’étalement est tout simplement interdit, et vise clairement la densification des zones bâties, en prenant le parti pris du transport en commun.
Rien de semblable n’existe au Québec. Les municipalités, les MRC et les communautés métropolitaines peuvent bien entendu décider de freiner l’étalement sur leur propre territoire, mais ça n’empêchera pas leurs voisins de construire des kilomètres de bungalows. « La banlieue a un avenir plutôt sombre, insiste pourtant James Howard Kunstler. Malheureusement, tant de générations s’y sont habituées, c’est devenu si normal, qu’il y aura une lutte acharnée pour la maintenir. »
Cette lutte semble commencée, si l’on en juge par le dossier sur les banlieues publié dans La Presse, à la mi-octobre. Mais le débat de fond sur l’aménagement du territoire et le gaspillage des ressources n’aura pas lieu, puisqu’on revient toujours à la sempiternelle question : « Et vous, préférez-vous la ville ou la banlieue ? » Le tout se termine généralement par une petite guéguerre où les banlieusards comme les urbains défendent chacun leur bout de terrain. Tant pis pour les prophètes de malheur.