Acheh, trois mois après le tsunami

« Je veux juste vivre en paix »

vendredi 1er avril 2005

L’atmosphère est très tendue, en cette fin d’après-midi, dans un village aux environs de Banda Acheh [dans l’extrême nord de Sumatra]. Le soleil commence à décliner. La température, après avoir atteint les 45 °C à midi, radoucit lentement. Le bruissement des feuilles répond au silence. Un vent frais caresse les dos ruisselants de sueur. Une femme de 37 ans, que nous nommerons Kemala (elle désire ne révéler ni son identité ni le nom de son village), vient de frire les beignets de banane qu’elle vend à des gargotes. C’est sa principale source de revenus depuis que son mari l’a quittée. Cela lui rapporte à peine 15 000 roupies [1,23 euro] par jour, sans compter ce qu’elle gagne en vendant les œufs des canards de sa basse-cour.

Son village a l’air très agréable. Cependant, comme beaucoup d’autres villages de la province d’Acheh, ce n’est pas un endroit où il fait bon vivre. Bien que la nature permette aux habitants d’y vivre une vie simple, on ne s’y sent plus en sécurité à cause du conflit armé qui se prolonge [entre les rebelles et l’armée indonésienne]. “Je me méfie toujours”, dit-elle d’un ton hésitant. Parlant avec beaucoup de prudence, elle a du mal à exprimer ses sentiments. Et elle n’est pas la seule. Zalila (34 ans), de Pakan Bada, non loin de Banda Acheh, et Hendun (45 ans), de Jeunieb, se comportent de la même manière. Toutefois, Zalila s’est un peu ouverte lorsque son hôte - le journaliste que je suis - a accepté son invitation à déjeuner dans sa cabane, qui vient d’être reconstruite avec des planches provenant des ruines de son village, abandonné à la suite du tsunami.

“Autrefois, de nombreuses personnes habitaient dans les villages de l’intérieur, explique Zalila. Puis elles se sont entassées dans des maisons près de la mer. Dans leurs villages, elles avaient des champs plus grands, mais l’insécurité était trop grande et des fusillades pouvaient éclater à tout moment.” L’insécurité a donc poussé nombre d’entre eux à se réfugier ailleurs.

Dans les situations de conflit armé entre deux parties [en l’occurrence, l’armée indonésienne et les indépendantistes du Mouvement pour un Acheh libre, GAM], il se trouve toujours un troisième larron pour profiter de la situation. Ici, il est désigné comme l’organisation inconnue (OTK). Mais, comme l’a découvert Syamsir, un citoyen sans histoire, les deux parties adverses utilisent souvent ce nom pour camoufler leurs bavures lorsqu’elles tuent des civils. Des hommes armés opèrent dans les villages de l’intérieur. Ils ne portent ni insignes ni uniformes, si bien qu’il est difficile de les distinguer du reste de la population. Toutefois, il leur arrive de forcer les habitants à leur donner de la nourriture et de l’argent, et ils n’hésitent pas à recourir à la brutalité quand ils n’obtiennent pas satisfaction.

Toutes ces formes de violences perpétrées par des hommes armés ne cessent de se répéter depuis que la province d’Atjeh a été transformée en zone d’opérations militaires (DOM), en 1980. Les installations offshore de Mobil Oil venaient d’être attaquées par un groupe armé, et le gouvernement central avait lancé l’opération Filet rouge pour sécuriser l’extraction du pétrole et du gaz. En fait, les activités de Mobil Oil dans la région, accompagnées d’expropriations sans indemnités et de pollution avaient mécontenté la population. Et les violations des droits de l’homme n’étaient pas rares. Depuis cette année-là, la tragédie est devenue quotidienne pour les habitants de la province d’Acheh. Assassinats, arrestations, détentions arbitraires, tortures et viols sont devenus courants, en particuliers dans les districts de Pidie, d’Acheh-Nord et d’Acheh-Est. Les viols commis sur les femmes d’Acheh n’ont été révélés qu’après d’autres viols, commis à Jakarta sur des Indonésiennes d’origine chinoise lors des événements qui ont précédé la chute de Suharto, à la mi-mai 1998. A cette occasion, on avait appris plusieurs cas de viols dans les trois provinces classées à l’époque zones d’opérations militaires - Acheh, Irian Jaya et Timor-Oriental.

“Je ne comprends rien à la politique, je veux juste vivre en paix avec mes enfants”, déclare Hendun, une mère de cinq enfants. Sa maison, qui se trouvait près de la côte, a été rasée par le tsunami. Aujourd’hui, elle et trois de ses enfants se sont réfugiés dans des baraques du village de Lacang. “C’est la troisième fois que je suis déplacée”, raconte-t-elle. La première fois, c’était après l’assassinat de son mari par des hommes armés, Dieu sait pourquoi. “Ce jour-là, il était parti faire des courses à la ville, comme chaque semaine. Notre village est à environ 10 kilomètres de la ville, il n’y avait pas encore d’électricité et il fallait traverser la forêt.” Le lendemain, son mari n’était pas rentré. Ce sont des voisins qui sont venus lui dire qu’une fusillade s’était produite dans la forêt et que de nombreux civils avaient été tués. “Je n’ai jamais retrouvé le corps de mon mari, mais j’ai vu les traces de sang partout sur le chemin”, dit-elle à voix basse.

Emmenant ses quatre enfants et enceinte du cinquième, Hendun s’est enfuie à travers la forêt en direction de la ville avec trente autres villageois. “Il fallait être très prudent pour éviter de rencontrer des hommes armés ou des bêtes sauvages”, poursuit-elle. L’eau potable se faisant rare, Hendun et ses enfants ont même dû boire de l’urine d’éléphant. “Le goût était abominable, mais c’était ça ou mes enfants mouraient de soif”, raconte-t-elle.

Sa deuxième épreuve est arrivée un peu plus tard. Sa vie était si dure à Banda Acheh qu’elle a accepté l’offre de sa mère de venir vivre avec elle dans le village de Lancang Baro... jusqu’au jour où le tsunami emporta leur maison.


Kompas.com

Traduction : Courrier international

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