Aujourd’hui, quelque part à Mogadiscio, il y a deux jeunes hommes qui sont bien contents. Le premier s’appelle Hassan Dahir Aweys, et c’est le chef du Conseil suprême des tribunaux islamiques (CSTI) qui contrôlait l’essentiel du pays avant l’invasion de l’armée éthiopienne à la fin de décembre. Le deuxième est Sheikh Adan Hashi Ayro et c’est le commandant militaire du même CSTI. Pour eux, la situation de chaos est parfaite. Depuis des mois en effet, les islamistes se préparent. Plusieurs centaines d’entre eux ont reçu une formation accélérée du Hezbollah en juillet dernier, au moment de la guerre dite des « trente-trois jours ». Ils sont bien pourvus en armes et en argent avec des appuis considérables d’Arabie saoudite et du Pakistan. Également, ils ont plus de recrues qu’il n’en faut, dans le contexte d’une crise sociale et économique qui vulnérabilise les Somaliens, surtout les jeunes.
Les islamistes ont une autre raison de se réjouir. Le gouvernement intérimaire dirigé par Abdulhadi Yusuf, et qui vient de s’installer à Mogadiscio dans les fourgons de l’armée éthiopienne, est très faible. Dans une large mesure, il est l’otage de ses protecteurs éthiopiens. Plus encore, il dépend de l’appui des factions militarisées qui ont mené le pays au chaos depuis une dizaine d’années, et qui sont honnis de la population. En juin dernier en effet, les islamistes avaient facilement expulsé de la capitale ces milices en mettant fin à leurs interminables rackets pénalisant les commerçants et la population en général. Même l’ONU admet que la situation s’est grandement améliorée sous les islamistes qui ont eu le mérite d’avoir sécurisé le port et, par le fait même, les livraisons alimentaires dans un pays où plus de 50 % des gens souffrent de la faim.
Mais les islamistes ont aussi leurs zones grises. Les Somaliens dans leur majorité n’aiment pas le côté « Jihad » des éléments les plus radicaux. À l’origine, les tribunaux islamiques qui ont plus tard fondé le CSTI avait un enracinement essentiellement local qui ne se référait pas tellement à l’islam politique comme tel, mais à l’idée de remettre de l’ordre dans le chaos et d’assurer la sécurité. Plus tard cependant, des éléments jihadistes, sans doute liés à la nébuleuse islamiste radicale, se sont infiltrés pour réussir à marginaliser les secteurs plus modérés. Par la suite, des remous ont été créés lorsque le CSTI a voulu interdire la télévision et l’écoute des matchs de foot, en pleine Coupe mondiale ! Ces soubresauts n’ont pas eu le temps d’éclater plus loin et, dans un sens, les islamistes radicaux peuvent penser que l’opération éthiopienne-américaine leur donne une chance de se refaire une image en tant que mouvement de libération nationale. Il faut dire qu’au-delà de leurs divergences, les Somaliens s’entendent au moins sur leur opposition irréductible à l’Éthiopie.
Rêve d’empire
Le président éthiopien Meles Zenawi, qui mène son pays avec une poigne de fer, rêve de devenir le pôle hégémonique de la Corne de l’Afrique. Il joue à plein la carte américaine en prétendant participer à la « guerre contre le terrorisme » de George W. Bush. Au-delà de l’offensive contre les Somaliens, Zenawi pourrait décider prochainement d’attaquer l’Érythrée, son voisin du nord, avec lequel il a un contentieux historique. La dernière guerre entre ces deux pays (1998) a fait 100 000 morts, rien de moins. L’ONU, qui a déployé une force d’interposition et qui a délimité la frontière, se fait dire par Zenawi que le processus de paix est au point mort. Pendant ce temps, à l’ONU même, les États-Unis, jusqu’à récemment représentés par le très néoconservateur John Bolton, cherchent à minimiser la présence des Casques bleus dans la Corne.
Potentiellement, un nouveau conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée déclencherait une véritable implosion de la région, car l’Érythrée a des capacités militaires importantes. D’une manière perverse, Addis Abeba a besoin de la guerre pour faire oublier la corruption, la répression et le mal-développement qui sévissent dans le pays. Depuis sa manipulation des élections de 2006, suivie de fusillades contre des étudiants et de l’arrestation de plusieurs leaders de l’opposition, le président est devenu le mal-aimé de ses concitoyens. Dans certaines régions, des mouvements de guérilla sont de retour, notamment parmi les Oromos (groupe ethnique le plus important en nombre en Éthiopie) et dans la province orientale de l’Ogaden, qui jouxte justement la Somalie.
Ces crises récentes s’ajoutent à d’autres qui engouffrent cette vaste région africaine dans un cycle sans fin où les conflits internes se juxtaposent à des tensions interétatiques. En fait, chacun pratique la bonne vieille politique qui consiste à penser que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Ainsi l’Érythrée appuie les islamistes somaliens (alors qu’elle combat les siens), juste pour nuire à l’Éthiopie. Le Soudan, aux prises avec d’immenses conflits internes, s’en mêle aussi pour détourner l’attention en appuyant les mouvements dissidents en Éthiopie, notamment dans l’Ogaden. Alors que le Darfour dans l’ouest du Soudan sombre dans la violence (200 000 victimes depuis trois ans), le sud du pays se remet au mode de la guerre malgré l’accord de paix signé l’an dernier entre Khartoum et la rébellion du SPLA. Dans la région de Malakal selon l’ONU, les combats ont repris et fait plusieurs centaines de morts.
Washington s’en mêle
Devant une catastrophe qui ne cesse de s’amplifier, l’Union africaine et le regroupement des pays d’Afrique de l’Est, l’IGAD, s’efforcent d’éteindre les feux. L’UA notamment a présidé à des négociations entre les islamistes et le gouvernement intérimaire somaliens, mais faute de temps et de ressources, le processus n’a pas débouché. Quelques semaines avant l’invasion éthiopienne, le Conseil de sécurité adoptait pourtant une résolution proposant le déploiement de Casques bleus en interdisant explicitement une présence de l’Éthiopie. On comprend donc que l’ONU vient d’être bafouée une nouvelle fois. Mais comment s’étonner de ce fait ?
Les États-Unis, qui sont derrière l’opération éthiopienne, visent des objectifs multiples. D’une part, en éradiquant les islamistes, ils marquent des points dans cette guerre sans fin et globale, qui ne va pas très bien en Irak et en Afghanistan. Plus fondamentalement, il s’agit pour les États-Unis de miser sur l’Éthiopie dans son rôle potentiel de gendarme régional. Comme tout le monde le sait, les capacités états-uniennes actuelles sont plus qu’utilisées et l’idée consiste à soustraiter une partie de la guerre globale à des États consentants.
Dans plusieurs grandes capitales, on reste sceptiques. La France et l’Italie notamment estiment que la chose est mal partie et que l’Éthiopie ne pourra pas tenir le coup longtemps. Déjà les affrontements se multiplient et les frappes de l’aviation américaine, soi-disant pour tuer des jihadistes, ne font que jeter de l’huile sur le feu. Selon l’organisation humanitaire Oxfam, plusieurs dizaines de pasteurs et paysans ont été tués par les missiles dits intelligents largués par les F-16 américains. On se demande en fait si la Corne de l’Afrique (près de 200 millions d’habitants) n’est pas engagée dans un processus qui prolongera cet arc des crises qui ne cesse de s’étendre depuis les confins de l’Asie jusqu’au Moyen-Orient. Et au-delà.