Fondée en 2001 par Jeanne Mance Charlish, la Coalition Ukaimau aimu (qui signifie « les mères de famille parlent ») regroupe quelque 270 citoyens innus, principalement sur la réserve de Mashteuiatsh au Lac-Saint-Jean. Depuis sa fondation, la coalition s’applique à rendre publique de l’information sur l’Approche commune. Ses activités lui ont valu la sympathie d’un nombre croissant d’Innus, notamment à Betsiamites où la signature de l’entente soulève les passions.
Dans un rapport envoyé aux Nations unies en octobre 2002, la coalition s’inquiète qu’un éventuel traité découlant de l’Approche commune cède de façon irrévocable les droits fonciers du Nitassinan, le territoire traditionnel des Innus, aux gouvernements québécois et canadien. « Quand le traité final sera signé, dit Anne Cury, il n’y aura plus moyen de revenir en arrière. »
Selon la coalition, le Nitassinan revient de plein droit aux familles innues. Le Nitassinan est actuellement divisé en 76 « territoires de trappe » gérés par autant de familles innues, lesquelles possèdent des actes enregistrés auprès des services territoriaux du Conseil de bande attestant leur droit de gestion sur ces terres. Ces actes n’ont toutefois pas de statut légal aux yeux des gouvernements fédéral et provincial.
Dans l’Approche commune, il est prévu que le Nitassinan se réduise au territoire sur lequel s’exercent les droits ancestraux des Innus. Ces derniers ne pourront plus revendiquer légalement la possession de leur territoire ancestral et n’auront aucun droit de veto sur sa gestion. De l’avis de la coalition, il s’agit d’une façon légale « d’entériner la Proclamation royale », bref de légitimer la préséance de Québec et d’Ottawa sur le territoire revendiqué par les Innus.
Le gouvernement du Québec ne cache d’ailleurs pas son jeu à cet effet. Dans ses tentatives répétées de rassurer les opposants non-autochtones à l’entente, le ministère des Affaires autochtone insiste régulièrement sur le fait que le territoire innu lui appartient. « Le Nitassinan est, et demeurera toujours, un territoire québécois », a écrit le ministre délégué aux Affaires autochtones, Benoît Pelletier, dans une lettre publiée dans Le Devoir le 6 avril. L’an dernier, le mandataire spécial du Parti québécois, Guy Chevrette, avait carrément déclaré que dans l’Approche commune, « Québec ne cède rien aux autochtones ».
« Le Tibet canadien »
En 1999, l’organisme londonien Survival International publiait un rapport choc sur l’ethnocide du peuple Innu. Intitulé Le Tibet canadien - le meurtre des Innus, le rapport détaillait les problèmes endémiques des autochtones du nord-est canadien : mortalité infantile, suicide, toxicomanie, acculturation, etc. Il s’en prenait férocement à la prétention du Canada de détenir le Nitassinan et établissait des liens directs entre les politiques « coloniales » du Canada sur le territoire ancestral des Innus et les graves problèmes sociaux de la nation.
En guise de solution, les auteurs du rapport faisaient valoir l’urgence pour le Canada de reconnaître aux Innus la possession de leur territoire plutôt que de « les forcer à en donner la plus grande part » comme le prévoit aujourd’hui l’Approche commune.
Pour Anne Cury, ethnologue de profession, il est évident qu’une reconnaissance du droit des Innus à disposer pleinement de leur territoire aiderait à vaincre les problèmes sociaux qui rongent la nation. « Les fléaux qui affectent généralement les communautés [amérindiennes] trouvent souvent leur source dans le fait que les gens ne peuvent que très peu agir sur leur environnement. […] Si on reconnaissait les droits qu’ils ont sur les terres qu’ils ont reçues en héritage, [les Innus] auraient davantage l’impression de pouvoir mener leur propre vie, d’être vraiment autonomes », indique-t-elle.
Déficit démocratique
Pour la Coalition Ukaimau aimu, si les chefs des quatre communautés innues concernées par l’Approche commune ont accepté les dispositions mitigées de l’entente de principe, et ce en dépit du questionnement qu’il suscite chez une partie non négligeable de la nation, c’est en raison du déficit démocratique des institutions autochtones.
Sur les réserves amérindiennes, le pouvoir est dévolu au Conseil de bande ainsi que le prévoit la Loi sur les Indiens. Bien que la Loi définisse un code électoral, celui-ci n’est pas systématiquement appliqué. « Au Canada, affirme Anne Cury, il y a des réserves où le pouvoir est héréditaire. »
À Mashteuiatsh, c’est un code électoral dit « coutumier » qui s’applique. Celui-ci ne reconnaît pas de droit de vote aux membres hors-réserves (plus de 50 % de la population) même si ceux-ci dépendent directement du Conseil de bande. Il n’existe aucune règle concernant la tenue d’assemblée publique régulière et le Conseil n’est pas tenu de rendre ses travaux publics. Ainsi, depuis le 18 mars 2002 à Mashteuiatsh, il n’est plus possible d’avoir accès aux compte-rendus des réunions du Conseil de bande qui a résolu de ne plus les publier.
Dans les négociations entourant l’Approche commune, à Masteuiatsh du moins, aucune consultation populaire n’a été effectuée. Les familles innues détenant un territoire de trappe sur le Nitassinan n’ont pas non plus été consultées sur l’élaboration de l’entente de principe. Tout a été décidé par le Conseil de bande.
Alors que le négociateur innu, Rémy Kurtness, et certains élus autochtones ont souvent tenté de clarifier l’entente auprès de la population « blanche », très peu a été fait pour l’expliquer aux Innus eux-mêmes. À Mashteuiatsh, la principale campagne d’information aura été une émission en ligne ouverte diffusée sur les ondes de la radio communautaire de la réserve en février 2001. La Coalition Ukaimau aimu, désirant davantage de précisions, avait demandé qu’on répète l’exercice comme l’avait promis le Conseil de bande. Par voie de communiqué, celui-ci a déclaré qu’il n’y aurait pas de seconde émission.
Depuis trois ans, la coalition tente d’alerter la population sur les dispositions d’une entente qui pourrait sceller à jamais le sort d’une nation plusieurs fois millénaire. Mais, son cri demeure muet dans un Canada où l’on cantonne trop souvent « la position des Indiens » à celle des seuls conseils de bande.