Dans l’histoire du mouvement étudiant allemand des années 1960, le nom de Benno Ohnesorg évoque un moment de crise, un tournant, et nous rappelle jusqu’où peuvent aller le pouvoir étatique et la manipulation médiatique.
Pour le mouvement étudiant québécois et ses alliés, le nom Ohnesorg reste peut-être méconnu. C’est bien dommage, car il s’agit d’une bouteille jetée à la mer : un appel à se souvenir du passé et à imaginer un avenir digne de ce nom — un avenir qui refuse les iniquités et toute dérive vers la violence.
Qui était Benno Ohnesorg ?
Berlin-Ouest, le 2 juin 1967 : le shah d’Iran est en visite d’État et une manifestation est en cours pour protester contre sa présence en Allemagne de l’Ouest. La scène est chaotique. Les partisans du shah et ses opposants s’affrontent dans la rue. L’intervention policière exacerbe les tensions. À un moment donné, la police poursuit un groupe de jeunes dans la rue Krumme. Un commandant donne l’ordre de les disperser avec des matraques. Dans les secondes qui suivent, un agent de la police d’État en civil, Karl-Heinz Kurras, tire sur Benno Ohnesorg qui est atteint derrière la tête. Selon certains, Ohnesorg aurait été matraqué pendant qu’il agonisait par terre.
Plus tard, Kurras prétendit qu’au moment de tirer, il était aux prises avec des assaillants armés de couteaux. Selon son témoignage, son pistolet se déchargea soudainement « par la seule action d’un manifestant agressant ». Il dit n’avoir appris que le lendemain en écoutant les nouvelles qu’il avait tué quelqu’un. Il fut acquitté dans deux procès suivant l’événement.
Benno Ohnesorg était étudiant et pacifiste. Il assistait à sa première manifestation.
Révélations fracassantes
En 2009, des informations pour le moins surprenantes vinrent au jour. Kurras était un espion du Ministère de la Sécurité d’État est-allemand, la Stasi. Certains se demandèrent alors si Kurras n’était pas un agent provocateur, ayant reçu l’ordre d’assassiner quelqu’un afin de radicaliser le mouvement étudiant. Absolument aucun document connu à ce jour n’appuie cette théorie. Cependant, d’autres documents ont depuis fait surface qui suggèrent que les auteurs de cette théorie ont manqué d’imagination.
En début d’année 2012, le magazine d’actualité Der Spiegela monté un dossier convaincant qui allègue que, dans les instants et semaines suivant le meurtre d’Ohnesorg, diverses personnes et institutions ont essayé d’étouffer les vraies circonstances de l’événement. La police de Berlin-Ouest, les médecins qui reçurent le cadavre d’Ohnesorg à l’hôpital et les médias furent tous impliqués. Entre autres, le commandant de Kurras, Helmut Starke, affirmait à l’époque ne pas l’avoir vu sur la scène du meurtre. Mais une photographie qui jusqu’à récemment circulait seulement en version recadrée (« à la Staline », dit la Süddeutsche Zeitung), publiée dans ce dossier en son état original, montre clairement Kurras et son commandant se tenant tout deux à proximité du corps d’Ohnesorg. Par ailleurs, un film restauré montre bien Kurras, libre de tout assaillant, s’avançant lentement vers sa victime.
De plus, Der Spiegel a révélé qu’un médecin reçut l’ordre de son chef d’indiquer comme cause de décès « traumatisme contondant » sur le certificat de décès. La blessure fut camouflée en fonction de cette décision. De leur côté, les médias laissèrent entendre que la mort d’Ohnesorg était attribuable aux étudiants radicaux. Des journaux appartenant à l’empire médiatique Springer publièrent des articles avec de gros titres blâmant les étudiants, tels que : « Ils veulent voir le sang couler ».
Tout le récit officiel, jusque dans les moindres détails, fut fabriqué par les différentes instances impliquées dans l’affaire. En fait, Kurras fit feu en direction de Ohnesorg de façon délibérée et sans provocation. Mais pourquoi ? Le motif exact reste obscur. Le moins que l’on puisse dire est que c’était un acte brutal commis au nom de la paix et de l’ordre. Toutefois, la dissimulation qui suivit l’événement suggère bien davantage : ce n’était pas la Stasi qui tirait les ficelles, mais plutôt des agents du pouvoir étatique ouest-allemand.
Radicalisation
À l’époque, tout ce que l’on savait était que Kurras avait tué Ohnesorg « par accident ». Cela suffit néanmoins à déclencher une radicalisation de certaines factions des mouvements sociaux. En 1968, Ulrike Meinhof, journaliste et plus tard cofondatrice de la Fraction armée rouge, écrivit : « La démocratie n’existe plus quand le journalisme ne sert qu’à décrire des actions policières, quand les canons d’eau et les armes de service sont la continuation logique et ininterrompue du journalisme. C’est là que commence l’État policier. »
Deux groupes en particulier émergèrent de cette conjoncture : la Fraction armée rouge (Rote ArmeeFraktion) surnommée le groupe Baader-Meinhof, d’orientation communiste, et le Mouvement du 2-juin (Bewegung 2. Juni), d’orientation anarchiste. Ce dernier prit son nom de la date du meurtre d’Ohnesorg. Les actions des deux groupes inclurent des vols à main armée, des enlèvements, des attentats à la bombe et des assassinats politiques.
Plusieurs font un lien entre l’émergence de ces groupes et la mort d’Ohnesorg. Évidemment, tout un assortiment de facteurs contribua à la dérive vers la violence terroriste, mais cela a aujourd’hui quelque chose d’un lieu commun de dire que la mort d’Ohnesorg fut la cause proximale de l’essor du mouvement étudiant, de la radicalisation de certains de ses éléments et de la violence qui s’ensuivit.
Aujourd’hui, il nous incombe de mettre l’accent sur le fait qu’Ohnesorg était pacifiste. Son histoire suggère donc une alternative à la violence.
Avenirs alternatifs
On peut imaginer que deux avenirs possibles s’ouvrirent à l’instant où Kurras fit feu en direction d’Ohnesorg. Le premier est celui qui s’est réalisé dans les faits : la violence fut combattue par la violence. L’autre est un avenir qui demeure irréalisé, mais non pour autant irréalisable, et qui peut naître de la même frustration, de la même répression qui mena au sort tragique d’Ohnesorg. Cet autre avenir en est un où la répression serait contrée par des actions pacifiques, telle la désobéissance civile non violente, mais aussi par l’investissement des institutions démocratiques par la force d’une génération visant une société juste, équitable, vraie.
Évidemment, l’histoire ne se laisse pas réduire à des alternatives aussi simples, mais là n’est pas la question. L’avantage du présent sur le passé est qu’il contient des possibilités non réalisées, héritées des générations antérieures ou latentes dans les conditions existantes, qui n’ont pas encore été étouffées par les gardiens institutionnels des inégalités sociales et du statu quo. Entre autres, il existe certainement des possibilités qui ne perpétuent pas le cycle de violence que des actes comme l’assassinat d’Ohnesorg peuvent mettre en branle.
Espérons que, dans le contexte du mouvement social déclenché par la grève étudiante au Québec, nous n’aurons pas à faire face à la situation terrible dans laquelle un manifestant — ou toute autre personne — meurt. Les circonstances actuelles (journalisme biaisé ou mal informé, témoignages d’une brutalité policière choquante et l’infâme loi 78, intrinsèquement insensée et liberticide, pour ne nommer que celles-là) nous suggèrent que cet espoir est nécessaire, tout comme les actions pacifiques qu’il pourrait inspirer.
Prenons le temps de nous souvenir de Benno Ohnesorg. Dans quelques jours seulement, ce sera le 45e anniversaire de sa mort le 2 juin 1967, à l’âge de 26 ans, victime du pouvoir d’un État répressif et manipulateur.
La sagesse proverbiale veut que l’on combatte le feu par le feu, mais d’autres moyens existent. Il faut investir le possible.