Les mouvements révolutionnaires européens du début du vingtième siècle disaient qu’une révolution survient quand ceux d’en bas ne veulent plus, et quand ceux d’en haut ne peuvent plus. Si cette formule reste appropriée, on peut affirmer que c’est ce qui se passe au Venezuela. Depuis 1999 en effet, les changements qui traversent le pays poursuivent un cours impétueux. Des mobilisations gigantesques, des confrontations, des tentatives de rétablir l’ordre antérieur par la force, des interventions étrangères, des polarisations sociales et idéologiques, tout se passe à un rythme effréné. De bien des manières, tout cela est trop rapide et trop remuant pour qu’on puisse se faire une idée définitive, mais on peut tenter de commencer à comprendre.
Détour par l’histoire
Pour le sociologue Edgardo Lander qui enseigne à l’Université centrale de Caracas, il faut faire un détour par l’histoire. Car le Venezuela a une histoire particulière. Les classes dominantes, au moins durant la majeure partie du vingtième siècle, ont été relativement stables. Une des forces du système en place était sa structuration sur la démocratie représentative. Il y avait une structure de partis avec des associations et des médias relativement libres, des élections régulières, bref une certaine liberté qui était bien utilisée par une minorité de la population. Deux grands partis, la COPEI et l’Action démocratique, monopolisaient l’espace public et géraient le pays dans une sorte d’alternance relative, sans menacer les intérêts en place. Face à ce blocage où les classes populaires étaient marginalisées, les mouvements qui tentaient de s’organiser à l’extérieur du système étaient faibles. La gauche politique, notamment le Parti communiste, a eu ses moments de gloire et d’héroïsme, mais n’a jamais été, contrairement à ce qui s’est passé au Chili ou au Brésil par exemple, en mesure de proposer un projet alternatif. « C’était une gauche qui avait des valeurs mais pas de stratégie », affirme Lander. C’est tout cet édifice qui a commencé à décliner dans les années 1970-80 jusqu’aux explosions subséquentes.
Irruption du « chavismo »
Peu à peu à travers la personnalité explosive d’Hugo Chavez est donc apparu un projet qui au départ était un peu suspect aux yeux d’une partie de la gauche et des intellectuels. Ceux-ci étaient doublement sceptiques. D’une part, ils n’étaient pas convaincus que le projet était vraiment émancipateur et pouvait transcender son origine autoritaire et populiste. D’autre part, ils estimaient que la confrontation avec les Etats-Unis pourrait mal tourner compte tenu de l’inégalité du rapport de forces. En 2001 lors du Sommet des Amériques par exemple, le Venezuela s’était retrouvé isolé devant 33 États de l’hémisphère qui à l’époque semblaient prêts à accepter le projet proposé par les Etats-Unis autour de la ZLÉA. Puis dans les bifurcations subséquentes, tout a changé. Chavez a réussi son pari en faisant dérailler les projets de la droite. L’arrogance des Etats-Unis s’est heurtée à la réalité de l’opposition aux projets impériaux un peu partout dans le monde. Surtout en Amérique latine, les peuples ont fait basculer le pouvoir à gauche. « Ainsi est apparu un processus chaotique où l’on tente, pour la première fois depuis la chute du Mur de Berlin, de changer une société radicalement », affirme Lander. Au départ, « il y avait l’intuition, le sens du politique de Chavez, dans une méthode sans modèle, sans plan de match ».
Radicalisation
Dans un sens, le processus bolivarien a été porté par les évènements. Le projet original était relativement modéré. Chavez parlait de discipliner le « capitalisme sauvage », de proposer une constitution axée sur la participation citoyenne, mais sans rupture avec le système. Mais devant l’opposition radicale de l’ancienne élite et l’opposition brutale des Etats-Unis, la situation a évolué. Selon Lander, « ces confrontations ont radicalisé le mouvement. Elles ont démontré qu’un projet de réforme timide n’était pas acceptable pour la classe dominante ». Lors de la tentative de coup d’état d’avril 2002, les choses se sont précipitées. « L’élite voulait non pas seulement renverser Chavez mais remettre le peuple à sa place, éliminer les réformes ». Tout le monde a vu à la télévision le chef des « golpistes » s’exprimer à la nation devant un mur dont on avait retiré la figure de Simon Bolivar. « Le symbole était trop gros, trop insultant pour la majorité des Vénézuéliens » affirme Lander. En annulant la constitution, en discartant le Congrès élu, en renvoyant les juges de la cour suprême, les élites ont provoqué le peuple qui sans organisation ni chef est sorti dans la rue pour vaincre le coup et ramener Chavez. Six mois plus tard, l’opposition de droite remettait cela en tentant de paralyser le pays. « Pour la première fois alors, les gens ont commencé à s’auto-organiser, d’abord pour s’approvisionner, puis pour récupérer des entreprises délaissées par la grève des patrons ».
L’irruption des masses
Après la défaite stratégique de la droite en 2002 et 2003, tout s’est accéléré. « On a constaté une croissance phénoménale de l’organisation sociale », explique Lander. Non seulement les gens ont commencé à s’organiser dans leurs quartiers, dans leurs lieux de travail, mais ils avaient une « nouvelle conscience, un sentiment d’appartenance, de contrôle ». En même temps, cette défaite a démontré la faiblesse, la vulnérabilité de l’ancienne élite. « Elle a également montré que nous étions trop dépendants des Etats-Unis, notamment du point de vue technologique et alimentaire, et qu’il fallait changer de cap ». Ainsi les conditions ont été réunies pour un réalignement du gouvernement. Dans l’improvisation, pour faire face aux pressions externes, pour répondre aux initiatives spontanées, le gouvernement a foncé de tous les côtés : réforme agraire, investissements dans les barrios et le domaine social, élaboration de nouvelles initiatives économiques sortant des cadres traditionnels de l’économie capitaliste, etc.
Des priorités inversées
Une grande partie de ces réformes a été rendue possible par la réorientation de la rente pétrolière, l’axe principal de l’économie vénézuélienne. Auparavant, les profits tirés des exportations du pétrole étaient distribués au sein de l’élite et d’une certaine classe moyenne très minoritaire. Chavez a pris la chose en main en restructurant la PDVSA, la grande entreprise publique pétrolière. Il a stoppé la privatisation rampante, mis aux pas les cadres qui se payaient des salaires faramineux, et renégocié dans le cadre des pays producteurs de pétrole (OPEP) de façon à maximiser les revenus pétroliers. Et aujourd’hui, le Venezuela a les moyens de ses politiques. Ainsi en 2004, le gouvernement bolivarien a drainé 3,2 milliards de dollars de la rente pétrolière pour financer ses mesures sociales, pour la production agricole et l’infrastructure. Fait exceptionnel, les dépenses sociales représentent 32% du PIB.
Une armée au service du peuple ?
Entre-temps, le Président a consolidé sa base populaire dans l’armée et fait jouer à celle-ci un rôle croissant dans la société, ce qui ne rassure pas tout le monde. Un grand nombre d’officiers ou d’ex-officiers sont maintenant à la tête de départements ou mêmes gouverneurs. Même si une partie de la gauche s’interroge sur le côté populiste-militaire du groupe dominant, il n’en reste pas moins que l’armée sous Chavez est globalement passée « du côté » du peuple.
Sortir de la dépendance
Dans ses relations externes, le gouvernement a déployé de grands efforts pour renforcer les liens sud-sud, notamment en Amérique du Sud. Selon Lander, « Chavez et son équipe sont convaincus que sans cette intégration latino-américaine, son projet n’a pas d’avenir et qu’il faut développer plus que des projets par à coup et des relations strictement commerciales, mais une perspective d’intégration complète ». La référence à Bolivar et son rêve d’unifier l’Amérique du Sud est très présente dans le discours et l’imaginaire chaviste. Tout cela s’est également concrétisé dans une panoplie de projets dans le pétrole, les communications, l’agriculture et dans l’élaboration d’un nouveau cadre pour discuter l’intégration, l’ALBA. Certes explique Lander, les conditions actuelles en Amérique du Sud favorisent ce projet : « les mouvements sociaux ont entrepris eux-mêmes une intégration de leurs résistances. Les gouvernements y compris ceux de Lula et de Kirchner s’opposent à l’hégémonie américaine ». Il note en passant le dernier échec des Etats-Unis qui ont tenté, sans succès, d’isoler le Venezuela lors de la dernière assemblée générale de l’Organisation des États américains (OEA) qui était pourtant traditionnellement inféodée à Washington.
Une bataille de longue haleine
Devant cette effervescence, tout semble changer chaque jour et il est difficile de s’y retrouver ! Tout n’est cependant pas rose au sein du gouvernement où coexistent des tendances diverses et entre celui-ci et le mouvement populaire. « La clé explique Margarita Lopez Maya, une sociologue impliquée avec les mouvements sociaux, réside dans l’autonomie du mouvement populaire, dans sa capacité de proposer et de construire, au-delà de l’État ». L’opportunité est là en fait, car le chavisme contrairement à d’autres courants politiques ne prétend pas tout contrôler. « Le fait est cependant, affirme Edgardo Lander, que nous avons un parti présidentiel, le Mouvement de la cinquième république, qui gouverne encore de façon verticale ». Par ailleurs, le gouvernement est une chose, l’État est une autre, avec des « structures corrompues, résistantes aux changements, et qui fonctionne encore sur le clientélisme et le contrôle ». Alors que des structures de l’appareil d’état s’ouvrent et se démocratisent, d’autres restent figées, inefficaces.
Une culture en transformation
Au bout de la ligne selon Lopez Maya, « ce sont les mouvements sociaux qui pourront faire la différence et éviter la colonisation de la société par l’État. Rien n’est déterminée d’avance. « De manière générale, cela avance plus au niveau local, mais au sein de l’appareil central, on fonctionne encore souvent comme avant, en gérant le secteur public comme une entreprise privée ». Chavez dans un sens tente de contourner cet État par des initiatives parallèles, les « missions » par exemple. « Ce qui est bon et moins bon, selon Lander, parce que le changement devient alors identifié à une personne, plutôt qu’à une transformation de l’État. La personnalisation du pouvoir est ancré profondément dans les mœurs ». Chavez apparaît ainsi comme un vecteur de transformation, par son énergie, son charisme, son audace. Mais en même temps, certains se demandent s’il n’est pas aussi un obstacle, un substitut qui entrave le développement d’une culture réellement démocratique.
Une utopie : la démocratie participative
Lopez Maya mise beaucoup sur le développement de nouvelles formes démocratiques. « La nouvelle constitution vénézuélienne consacre le droit à la participation des citoyens de manière « directe, semi-directe et indirecte non seulement dans l’exercice du suffrage mais aussi dans les processus « de formation, d’exécution et de contrôle de la gestion publique ». Selon l’esprit du texte, l’État central doit être un « accompagnateur » plutôt qu’un décideur et encourager les citoyens à s’investir dans le processus de prise de décision. Également sur le plan économique, la constitution promeut les concepts de cogestion, d’autogestion, les coopératives et toute forme associative guidée par des valeurs de coopération mutuelle et de solidarité. En conséquence explique-t-elle, « de nombreuses nouvelles institutions ont été mises en place, tels les « comités de planification locales » et des entreprises autogérées. L’avenir de ces initiatives est un peu flou car leur statut juridique est souvent mal défini et d’autre part, elles n’ont pas de moyens financiers autonomes par rapport à l’État qui les subventionne ».
La solidarité doit être « éveillée »
À travers leurs discussions passionnées, les camarades vénézuéliens sont pour la plupart sobres, critiques, non complaisants. Un peu partout dans ce pays, et ailleurs en Amérique du Sud, on a passé l’âge des grandes exaltations et d’un certain romantisme qui faisaient dire aux uns et aux autres que tout était possible tout de suite ! Le message est clair, il faut s’approprier de la complexité de la situation si on veut développer une relation avec nos amis du Venezuela. Edgardo Lander : « les solidarités inconditionnelles/acritiques ne sont pas durables. Les processus de transformation historiques sont contradictoires, il n’y a pas de vérité absolue, pas de situation en blanc-et-en-noir ».