10 000 éléphants ça pollue énormément

samedi 29 mai 2004, par Batiste W. FOISY

500 000 tonnes de déchets dangereux sont entreposées aux usines Alcan de Jonquière, au Saguenay-Lac-St-Jean. 500 000 tonnes, l’équivalent en poids de 10 000 éléphants.

Les déchets dangereux dont il s’agit sont des brasques usées, un résidu solide issu de la réfection des cuves d’électrolyse d’alumine contenant du cyanure, de l’ammoniac et du fluorure. Toutes les alumineries font des brasques. Au Québec, on en produit au bas mot 50 000 tonnes par année. À elle seule, Alcan compte pour environ 50 % de cette production et c’est à Jonquière, « la capitale de l’aluminium », qu’elle la stocke. Jusqu’à maintenant, la multinationale se contentait de ses propres brasques, mais dans un avenir rapproché, Jonquière pourrait accueillir celles des autres alumineries du Québec ainsi que celles des usines d’Alcan du reste du Canada, des États-Unis et peut-être d’Europe.

La compagnie est en effet déterminée à y construire une « usine de traitement des brasques usées ». Des audiences publiques sur ce projet ont eu lieu cet hiver. Le verdict du Bureau des audiences publiques en environnement (BAPE) est attendu au cours de l’été.

Officiellement, le projet doit « traiter les brasques usées afin de les rendre inoffensives pour l’environnement », un projet en apparence écolo, estampillé du sceau du développement durable, mais qui pourrait faire de Jonquière la poubelle à brasques de l’Amérique du Nord s’il est accepté tel que le propose Alcan.

Dans l’étude d’impact déposée l’automne dernier au BAPE, il est écrit en toutes lettres : « Les brasques usées proviendraient principalement d’Alcan et, dans une moindre mesure, de tierces parties. Les brasques d’Alcan seront celles qui sont générées lors de la réfection des cuves d’électrolyse (Canada, USA et Europe) ainsi que celles actuellement en entreposage à Jonquière. » En audience publique, Alcan a précisé que les brasques qu’elle souhaite importer seraient d’abord celles de ses usines du Tennessee, du Kentucky et de Kitimat en Colombie-Britannique. Elle a nié vouloir en importer d’outre-Atlantique.

Dans son mémoire, le Conseil régional du développement durable du Saguenay-Lac-St-Jean (CREDD) note qu’il « est inacceptable de bâtir l’économie régionale sur le traitement des déchets dangereux qui sont produits à l’extérieur de la région. [Et que] la quantité de brasque usée produite aux États-Unis, toutes alumineries confondues, est certainement suffisante pour justifier d’y installer une usine du même type de celle qu’Alcan s’apprête à construire au Saguenay. »

Le CREDD suggère que la future usine ne traite que les brasques déjà entreposées à Jonquière et celles issues de la production courante d’Alcan au Québec. C’est aussi ce que recommandent dans leurs mémoires le Comité de l’environnement de Chicoutimi, le Regroupement régional pour la sauvegarde de l’environnement, le Syndicat national des employés de l’aluminium d’Arvida ainsi que cinq autres organismes et les citoyens du Saguenay-Lac-St-Jean.

Entreposage

S’ajoute la question des répercussions environnementales liées à l’entreposage. Dans le passé, les brasques entreposées à Jonquière ont contaminé le ruisseau La Houde, un affluent de la rivière Saguenay. C’est entre 1986 et 1990 que les événements se sont produits, explique l’ingénieur en analyse industrielle du ministère de l’Environnement du Québec, Martin Tremblay.

Les analyses effectuées par le ministère de l’Environnement sur les eaux du ruisseau La Houde ont révélé des taux de cyanure allant de 0,17 à 1,3 milligrammes par litre. Actuellement, le Règlement sur la protection et la réhabilitation des terrains contaminés, en vigueur depuis mars 2003, prévoit que la concentration en cyanure en milieu industriel ne peut être supérieure à 0,2 mg/l. L’Organisation mondiale de la santé, quant à elle, recommande de ne pas dépasser 0,07 mg/l. Mais, comme le précise Martin Trembaly : « À l’époque, il n’y avait pas de critère. »

Aussi, la brasque est également hydroréactive. En contact avec de l’eau, elle dégage des gaz - de l’hydrogène, du méthane et de l’ammoniaque - qui peuvent provoquer des déflagrations en milieu confiné. C’est ce qui s’est produit le 19 mars 1990. Le Pollux, un cargo amarré aux installations portuaires d’Alcan à La Baie qui devait transporter un chargement en Arkansas, avait alors explosé causant deux morts.

Durant les audiences publiques, une visite d’un entrepôt de brasques a été organisée par Alcan pour que les curieux puissent constater l’innocuité de leur système breveté d’entreposage. Or de la neige s’était déposée sur le tas de déchets dangereux hydroréactifs. Gêné, le surintendant en santé, sécurité et environnement d’Alcan, Stéphane Leblanc, a expliqué que cette neige avait pénétré dans le bâtiment « à cause des grands vents des derniers jours », une situation tout à fait exceptionnelle. Il a ensuite admis que des gaz se dégagerait du tas de brasques quand la neige fonderait, mais que, puisque le bâtiment est ventilé, il n’y avait pas lieu de craindre une explosion. Ces gaz non traités, où vont-ils ?

Le coordonnateur du Comité de l’environnement de Chicoutimi, Yves Gauthier, a questionné la commission sur ces émanations. Il a demandé s’il était possible de les quantifier et de savoir quel impact elles pouvaient avoir sur le réchauffement climatique, le méthane étant un gaz à effet de serre. L’expert en impact environnemental d’Alcan, Clément Brisson, a été incapable de répondre.

25 000 voitures

Les organismes environnementaux qui ont déposé des mémoires au BAPE s’inquiètent aussi des répercussions du procédé de traitement utilisé par Alcan, celui-ci n’ayant encore jamais été testé à l’échelle industrielle. Pour l’instant, ce procédé dit LCLL (pour Low Caustic Leaching and Liming) n’a été expérimenté qu’en laboratoire sur des quantités de brasques 400 fois inférieures à ce qu’on prévoit traiter à Jonquière.

Ce procédé produit des résidus - non-dangereux - dans une proportion de 1,3 tonne par tonne de brasques traitée, qu’Alcan compte « valoriser » (les vendre), bien qu’elle demeure évasive quant à l’existence d’acheteurs potentiels. Le projet comprend d’ailleurs un site d’entreposage pour ces sous-produits.

D’autre part, le LCLL émet dans l’air des quantités considérables de gaz à effet de serre. Selon l’étude d’impact, chaque année, l’usine devrait émettre 95 kilotonnes de CO2. « C’est l’équivalent de 25 000 voitures », souligne Yves Gauthier.

Une région saturée

Pour Élyse Gauthier du Regroupe-ment régional pour la sauvegarde de l’environnement, le Saguenay-Lac-Saint-Jean a amplement atteint son quota de déchets dangereux. On y compte déjà un incinérateur de sols contaminés du même genre que celui projeté à Belledune dans la baie des Chaleurs. Il est d’ailleurs opéré par la même compagnie, Bennett Environmental. On y traite quelque 100 000 tonnes de sols contaminés par année provenant pour la plupart des États-Unis.

Pas très loin de là, dans la petite municipalité de Larouche, on retrouve également un site d’enfouissement sanitaire de sols contaminés, et dans cette même municipalité, il y a eu pendant quelques années une usine de nettoyage de transformateurs électriques. Cintec, la compagnie qui l’opérait, a résolu de la fermer en 2001, peu après qu’Environnement Canada ait découvert des taux anormalement élevés de BPC chez des rongeurs vivant à proximité de l’usine. Aujourd’hui, Cintec opère une usine semblable au Mexique.

En 2000, Environnement Canada a décerné à Jonquière (maintenant Saguenay) le titre peu enviable de ville la plus polluée au pays. Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, elle a le taux de cancer le plus élevé de la province, et c’est là qu’on meurt le plus de maladies respiratoires.

Alors s’il fallait que des wagons pleins de brasques du Kentucky y arrivent pour être entreposés, Élyse Gauthier ne le tolérerait pas. « [Si ça arrive], on va mettre Alcan sous haute surveillance, dit elle, et dès qu’on va s’apercevoir qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas correctement, on va le dénoncer sur la place publique. »

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