C’était une belle journée de printemps à Santiago. Les 28°C qui cognaient sur ma chevelure blonde faisait contraste avec La Paz, où je vis présentement, métropole aux températures plus fraîches nichée à quelques 3600 mètres d’altitude.
Je me trouvais dans la capitale chilienne pour quelques semaines en vue de trois sommets internationaux en marge de la Conférence des Parties sur le changement climatique (COP25) : le Sommet des Peuples, la Société civile pour l’action climatique (SCAC) et le Tribunal international pour les droits de la nature. La décision du gouvernement du Chili d’annuler l’organisation de la COP25 à Santiago (qui a été relocalisée à Madrid) témoigne de l’attitude élitiste des décideurs qui ont dépourvu la société civile de son pouvoir d’action au cours des dernières décennies. Une logique qui se perpétue lamentablement à travers l’Amérique latine et les Caraïbes particulièrement exemplifié dans l’agenda politique guidé par les multinationales extractivistes et qui compromet l’avenir de notre planète.
Mon objectif était de participer aux événements regroupant des acteurs de la société civile, dont les droits environnementaux sont enfreints, et en apprendre davantage sur les alternatives et luttes entreprises à travers le réseau activiste. En parcourant à pied l’Université de Santiago, où se déroulait le Sommet des peuples, munie de mon livret et stylo, je suis tombée sur la Carpa de las mujeres (la tente des femmes, en français). J’y découvre une fourmilière de femmes issues des quatre coins de l’Amérique latine à l’œuvre. Mon œil agité et fébrile s’est posé sur le programme : conférences, témoignages, ateliers, pièces de théâtre au menu, et ce durant toute la semaine. J’ai rapidement saisi que cette initiative s’est ajoutée au Sommet des peuples, ce qui m’a agréablement surprise.
Le Chili, depuis la hausse du prix du métro en octobre 2019, a détricoté une maille sensible dans le cœur et l’âme du peuple. Le slogan « ¡No son 30 pesos, son 30 años ! » (qui se traduit par « Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans ») en dit long sur la colère et l’ampleur des revendications. Les étudiants ayant initié un mouvement révolutionnaire en 2011, ont ravivé un espoir autour de l’héritage de Salvador Allende, ex-président assassiné lors du coup d’État de 1973 et icône de la gauche chilienne. Le mouvement féministe à son tour se déploie dans toute sa force et sa beauté. Plusieurs manifestations en témoignent, telle la mobilisation étudiante de 2018 contre le harcèlement sexuel et pour une éducation non sexiste menant à l’occupation de dizaines d’universités et obligeant les institutions gouvernementales à réagir et à reconnaître cet enjeu.
Pour mieux saisir le phénomène dans son ensemble, l’une des plus importantes mobilisations féministe depuis la fin de la dictature, effectuons premièrement un retour dans le temps.
Tout a commencé le 8 mars 2019. Les grandes artères de la capitale s’engorgent d’un raz-de-marée humain en majorité jeune et féminin lors d’une manifestation dans le cadre de la journée internationale des femmes. Le corps peint, pour certaines d’entre elles, elles manifestent en famille, avec leurs compagnons, leurs enfants. Pourtant, la foule est une mosaïque multigénérationnelle de femmes porte-parole de diverses causes qui s’entrecroisent. Les survivantes de la répression de la dictature pinochiste, ayant brutalement bafoué l’intégrité physique des femmes, scandent à l’unisson avec les militantes de la défense des droits humains issues du peuple, des ONGs, des syndicats, et des communautés mapuches. En effet, le message défie l’espace-temps : contre les violences à l’égard des femmes, contre la discrimination à l’égard des homosexuelles et transgenres, contre les conditions désolantes de l’accueil de migrantes, pour l’égalité de la rémunération, et avant tout pour l’avortement libre, sécuritaire et gratuit, revendication visible par ces femmes arborant des foulards de couleur verte, des pañuelos verdes, symbole qui a surgi en Argentine un an auparavant au coeur des manifestations de milliers de femmes revendiquant la légalisation de l’avortement.
Les « pañuelazos » (manifestations au foulard) ont rapidement franchi la frontière et se sont répandues au Chili comme symbole de l’union des femmes qui, quelle que soit leur nationalité, se battent pour leurs droits. Le Chili était depuis 1989 un des seuls États à l’échelle planétaire à interdire totalement le recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), une loi adoptée durant la dictature d’Augusto Pinochet. En 2017, à la fin du mandat présidentiel de Michelle Bachelet, l’avortement avait été partiellement dépénalisé sous trois conditions : viol, risque pour la vie de la femme enceinte et non-viabilité du fœtus. Selon les chiffres du ministère de la Santé chilien, seulement 359 femmes ont pu avorter légalement entre septembre 2017 et juillet 2018.
Le Chili est un étrange paradoxe dans la mesure où les derniers gouvernements prétendent que le pays maintient une santé économique impeccable, dans un climat social relativement stable. Un État soi-disant développé, mais lorsque l’on regarde de plus près, il abrite des inégalités criantes. Par exemple, l’université et le système de santé s’avèrent inaccessibles pour la classe moyenne et les classes les plus pauvres, le régime de retraite arrive à peine à subvenir aux besoins élémentaires de la population âgée. Le cocktail combinant fracture sociale et ras-le-bol collectif contenu depuis des années a explosé en octobre 2019. Les organisations de la société civile, déjà bien organisées, vont rapidement prendre le relais, dont le mouvement féministe et les pañuelos verdes.
La carpa de la mujeres où j’ai initié mon récit, est un îlot de fraîcheur activiste où j’ai pu assister à plusieurs activités, dont une pièce de théâtre réalisée par un collectif féministe de Santiago, pour le moins qu’on puisse dire, déroutante.
Quatre femmes sur la scène inaugurent le spectacle, les yeux bandés, et se font complètement extirper leurs vêtements par des figures masculines. Quatre femmes nues et vulnérables nous font face. Puis ces mêmes acteurs les enroulent de pellicule plastique ; à partir des pieds et transitant par le pubis et la poitrine, pour ensuite les habiller de différents styles. Une voix en arrière-plan traite la jeune femme en jupe de salope, la deuxième de garçon manqué qui ne plaira jamais, l’autre de sainte-nitouche. Un triste tableau dénonçant une société asphyxiante où la femme, constamment jugée par ses pairs masculins, doit avoir un rôle déterminé.
Oui, les femmes accaparent aujourd’hui l’avant-scène de la lutte sociale au Chili, et c’est normal. Les problèmes sociaux chroniques affectent une grande majorité de la population, et encore plus les femmes, victimes du machisme, des inégalités de salaire et des politiques publiques discriminatoires. Depuis octobre 2019, parmi les violences brutales exercées par les forces policières et agents de l’État à l’encontre des manifestants (incluant des cas de morts, des éborgnements, des cas torture), les femmes (et personnes LGBTQ+) sont victimes de violences spécifiques, notamment de nombreux cas de violences sexuelles et de viols ont été reportés.
Pour le mois de mars, la coordonnatrice du mouvement féministe 8M (Coordinadora Feminista — CF8M), en collaboration avec différentes organisations co-organisatrices, a appelé à participer à une marche féministe d’envergure nationale, qui a commencé le 8 février avec des pañuelazos verdes dans différentes villes du pays telles que Puerto Montt, Curicó, Antofagasta, Rancagua et Santiago.
Collectivement, maintenant, c’est ¡BASTA YA !
Crédit photo : Monk (Flickr)