Le gouvernement du Québec a rendu public le 16 février dernier sa proposition de plan d’action pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada du 9 juin 2005 dans l’affaire Chaoulli. Une commission parlementaire doit permettre à la population, dans les jours qui viennent, de débattre du document Garantir l’accès : un défi d’équité, d’efficience et de qualité.
Rappelons que dans une décision serrée et controversée, la Cour suprême avait accepté d’invalider deux dispositions législatives québécoises qui interdisent le recours à l’assurance privée pour des soins couverts par le régime québécois d’assurance santé public. Rarement dans l’histoire canadienne et québécoise une décision judiciaire aura-t-elle engendré autant de polémique et prêté flanc à des utilisations aussi diverses que contraires. Rarement une décision judiciaire sera-t-elle utilisée avec autant de véhémence pour promouvoir des intérêts économiques contraires aux intérêts de la population québécoise.
De puissants groupes d’intérêt exigent, depuis la décision de la Cour suprême, une ouverture étendue à l’industrie de l’assurance. Pourtant, il est clair qu’une telle réclamation est en tout point contraire à la décision du plus haut tribunal qui dit noir sur blanc que la décision n’accorde pas un droit constitutionnel à une assurance privée en santé.
Dans les jours qui ont suivi la publication du livre blanc par le gouvernement du Québec, nous avons vu deux types de réactions : celles qui s’indignaient de voir que l’ouverture à l’assurance privée demeurait relativement limitée, et celles qui poussaient un soupir de soulagement en constatant que le pire était évité, puisque le document n’accordait dans un premier temps qu’une ouverture minimale à l’assurance privée et maintenait, en théorie, l’étanchéité de la pratique médicale, confirmant ainsi l’importance de la séparation entre le financement public des soins de santé et le financement privé. J’étais de cette deuxième catégorie.
A-t-on vraiment évité le pire ? Rien n’est moins certain. À la veille de l’ouverture de la Commission parlementaire, maintenant que tous ont eu le temps d’étudier le document et de réfléchir, où en sommes-nous ? Le document Garantir l’accès avance, sur plusieurs points, des principes qui sont par la suite contredits par les mécanismes mis en place. Donnons quelques exemples.
– On nous rappelle à juste titre que les expériences étrangères n’ont jamais pu démontrer que l’assurance privée duplicative permettait de façon globale d’améliorer l’accessibilité aux soins de santé ou d’introduire des gains d’efficience dans l’ensemble du système. Et pourtant, le livre blanc ouvre la porte à l’assurance duplicative, même si rien dans la décision de la Cour suprême ne l’y contraint. Le document nous annonce que la liste des services offerts à l’industrie de l’assurance pourra s’allonger au fil des ans, sur simple mesure réglementaire, escamotant ainsi le débat public inhérent à l’adoption par voie législative.
– La proposition soutient s’appuyer sur le maintien de l’équité d’accès du système de santé public : l’accès aux soins de santé est déterminé par la situation médicale du patient et non par son statut ou son porte-monnaie. A contrario, la proposition permet à qui pourra acheter une assurance privée dans les secteurs autorisés d’avoir accès aux services couverts sans être soumis aux délais d’attente du système public. L’argent de certains permettra donc de passer devant la très grande majorité des Québécois, ce qui est en contradiction directe avec les principes énoncés en avant-plan.
– La proposition réitère l’importance de la prohibition de la pratique médicale hybride qui interdit au médecin d’être rémunéré à la fois par le secteur public et par des fonds privés (directement de la poche du patient ou par un assureur privé). En effet, l’expérience internationale démontre que la mixité de la pratique médicale engendre des effets délétères sur le système public et place de façon systémique le médecin dans une situation de conflits d’intérêt où le patient est perdant. Pourtant, le document propose de payer des médecins non-participants à même les fonds publics pour traiter des patients sur la liste d’attente publique.
– La proposition insiste dans sa première partie sur l’importance et l’ampleur de la réforme organisationnelle en cours visant une meilleure intégration des établissements afin d’assurer la continuité de services pour le patient. Pourtant, la proposition introduit dans le réseau une entité susceptible de produire plus de désintégration que d’intégration. La clinique spécialisée affiliée s’apparente à un hôpital privé à but lucratif, lié au réseau public par contrat. Les pouvoirs publics et les Agences régionales ne pourront en contrôler que certains aspects, pendant que sous d’autres dimensions, l’hôpital privé à but lucratif mettra à mal tous les efforts d’intégration et de contrôle de coûts que pourraient envisager les pouvoirs publics.
Ces contradictions représentent-elles un compromis incontournable qui doit être aménagé dans la conception de tout système de santé, de façon à lui permettre de s’adapter aux conditions sociales actuelles ? Ces contradictions constituent-elles plutôt un volte-face quant au maintien des caractéristiques essentielles et nécessaires de notre système de santé public ? L’importance et le nombre de ces contradictions soulèvent de sérieuses questions.
On se rappellera que la présidente du Conseil du Trésor, Madame Jérôme-Forget, a défendu son programme de partenariats public-privé comme étant un rempart contre la privatisation des services publics au Québec. En serait-il de même pour les mesures avancées par le livre blanc qui, disant vouloir renforcer le système de santé public, en prépare l’affaiblissement ? La garantie d’accès, la clinique spécialisée affiliée et l’ouverture à l’assurance privée sont-elles un rempart contre la privatisation ou ne seraient-elles pas plutôt des mesures essentielles pour un engagement déguisé vers la privatisation du système de santé québécois ?