LE CAIRE - Depuis son indépendance, obtenue en 1952, l’Égypte n’a jamais connu d’alternance démocratique. Jusqu’aux dernières élections, le président était « choisi » par le Parlement, et ce « choix approuvé » par le peuple, par voie de referendum. Mais voilà qu’à l’approche du scrutin de septembre 2005, les Égyptiens ont laissé s’exprimer leur ras-le-bol, prenant la rue dès l’automne 2004 à l’appel du mouvement Kefaya (Ça suffit), bravant l’état d’urgence interdisant tout rassemblement, en vigueur depuis 25 ans.
Début 2005, coup de théâtre : le président annonce que, pour la première fois, l’élection présidentielle sera multipartite. Au total, huit candidats se sont présentés contre le président sortant.
Ayman Nour
Le libéral Ayman Nour est arrivé « bon » deuxième, avec à peine 8 % des voix. Le 24 décembre, celui-ci a été condamné à cinq ans d’emprisonnement en raison de soi-disant falsifications de signatures nécessaires à l’enregistrement légal du son parti, al-Ghad.
Pour le principal intéressé, il s’agit d’un procès politique. C’est en partie ce que les membres d’une délégation canadienne, pilotée par l’organisation Droits et Démocratie, ont voulu vérifier en se rendant au Caire au début de mai. La délégation a demandé en vain l’autorisation de rencontrer le prévenu en prison. En revanche, elle a rencontré son avocat, Amir Salem, et son épouse, Gamila Ismail. Tous les groupes rencontrés - à l’exception de la Commission égyptienne des droits humains, récemment créée par le gouvernement, et le ministère des Affaires intérieures - se sont dit convaincus qu’il s’agissait d’un cas politique, y compris le représentant des Frères musulmans, Issam el-Arian.
Ce printemps, la rue égyptienne est en ébullition. Des milliers de personnes manifestent presque quotidiennement. Le mouvement ne se dément pas et touche de plus en plus de secteurs, jusqu’à la sacro-sainte institution de la justice.
L’affaire des juges
En février, quelques juges se sont vu retirer leur immunité pour avoir revendiquer l’indépendance du système judiciaire et contesté le déroulement des élections. Deux de ces juges ont été déférés devant le Conseil de discipline, risquant le bannissement à vie. Il s’agit des deux vice-présidents de la Cour de cassation, Mahmoud Mekki et Hicham Bastawissi. Ils bénéficient de l’appui de plusieurs de leurs confrères, jusqu’à 4 000 d’entre eux, soit la moitié des effectifs, qui ont participé à un sit-in au palais de justice pendant plus de deux semaines. À plusieurs reprises la population, par milliers, a manifesté son soutien.
L’affaire des juges galvanise les foules. « Nous sommes hors de contrôle, ils ne peuvent plus nous arrêter », déclare la militante pour les droits des femmes, Aida Seif el-Dawla. Pour Nasser Amin, directeur du Centre pour l’indépendance des juges et des avocats, les autorités ne peuvent plus se réfugier derrière le judiciaire pour justifier leurs abus, ce qui ne leur laisse pour seul recours que la répression. Les autorités sont nerveuses, car, rappelle le juge Bastawassi, les bouleversements en Égypte sont toujours venus de l’enceinte même des institutions.
De plus, comme le fait justement remarquer le directeur du Al-Ahram Center, Abdel Monem Said Aly, « un despote peut avoir le dernier mot sur tout, sauf sur une chose, le temps ».
De fait, le président Moubarak est aujourd’hui âgé de 77 ans. Lors des prochaines élections, en 2011, tout porte à croire que c’est son fils, Gamal Moubarak, qui se portera candidat. Ce que les Égyptiens de toutes obédiences veulent éviter.
La force des islamistes
En brandissant le spectre islamiste, le régime entend se maintenir au pouvoir. « C’est eux ou nous », lance-t-il à la population. En mâtant l’opposition libérale, Moubarak maintient ainsi l’illusion que personne d’autre que l’establishment corrompu du Parti national démocratique (PND, au pouvoir) n’est en mesure de gouverner et de faire obstacle à la montée des islamistes.
D’oừ la mise sous verrous d’Ayman Nour qui, à sa sortie de prison en décembre 2010, sera privé pour encore cinq ans de vie politique, et ne pourra prétendre à la présidence. Car si tel était le cas, plusieurs sont convaincus que Nour ne ferait qu’une bouchée de Moubarak fils.
Depuis l’époque de Nasser, les Frères musulmans sont tantôt réprimés, tantôt tolérés. C’est ainsi que tout parti ouvertement islamiste est officiellement interdit en Égypte. Sous la bannière « indépendant », toutefois, 88 membres des Frères musulmans ont été élus au Parlement l’automne dernier, formant le bloc de l’opposition le plus important. Sans la fraude électorale massive orchestrée par le régime, ils auraient sans doute été plus nombreux.
La faiblesse des démocrates
L’opposition libérale et démocrate est quant à elle démunie : victime de la loi d’urgence et de la loi sur les associations de 2003 qui limite d’abord leur création, ensuite leurs actions, mais surtout leur financement. La majorité des organisations rencontrées fonctionnent dans des conditions matérielles misérables.
Malgré leur travail de contestation et de défense des droits, ces organisations n’arrivent pas à rejoindre la population, à la convaincre d’une possible troisième voie pouvant gouverner démocratiquement le pays. Et c’est en partie la faute de l’Occident, dont les gouvernements jouent de complaisance avec le régime, et dont les organisations de solidarité n’affichent qu’une timide présence en Égypte. L’image de ce pays, oừ les droits ne seraient pas trop mal en point, en est ainsi préservée.
L’opposition démocrate égyptienne réussira-t-elle à s’unifier et à travailler à partir de plateformes minimales, laissant de côté leurs velléités partisanes ? Car si Ayman Nour a été un candidat populaire, il n’en demeure pas moins que les militants des organisations de défense des droits se retrouvent très majoritairement au sein des partis néo-Wafd et Tagammu. Plusieurs ont actuellement beaucoup de réticence à appeler au vote pour un candidat libéral qui n’est pas leur premier choix.
Les verdicts du 18 mai
Le 18 mai, l’appel de Ayman Nour a été rejeté. L’homme qui souffre de diabète est très mal en point et se trouve à la prison de l’hôpital. C’est le 18 mai également que le Conseil de discipline a arrêté sa décision quant aux juges Mekki et Bastawassi. Le premier a été acquitté alors que le deuxième, victime d’un infarctus la veille, a reçu un blâme à son dossier, mais pourra continuer d’exercer. « Je suis plus que jamais déterminé à défendre et soutenir l’indépendance des juges. Et je vais continuer à le faire avec la même énergie », a déclaré le juge Mekki à sa sortie du tribunal.