Un conflit inconnu

dimanche 5 septembre 2004, par Sofiene AMIRA

Que se passe-t-il au Darfour ? S’agit-t-il d’un conflit ethnique entre tribus arabes et africaines ou d’un conflit sur fond de revendications politiques ? Le Darfour est une province de l’ouest soudanais aussi grande que la France. Cet ancien royaume, rattaché au Soudan depuis 1916, compte 6 millions d’habitants issus de plusieurs tribus, toutes d’origine africaine et de confession musulmane. Ces tribus ont été arabisées au 14e siècle, mais l’arabe n’est la langue maternelle que d’une minorité d’entre elles, qui se considèrent « arabes ». Alors que les tribus s’estimant « africaines » parlent encore aujourd’hui divers dialectes africains. Cependant, c’est le mode de vie qui différencie le plus ces tribus, les « arabes » étant essentiellement nomades alors que les « africaines » sont majoritairement paysannes. Cette différence a fait de l’histoire du Darfour celle d’une cohabitation difficile entre les deux groupes, avec des périodes alternées de détentes et de conflits sanglants, selon l’abondance ou non de l’eau et des pâturages.

Bombe à retardement

Toutefois, ces conflits ont souvent été exploités par le gouvernement soudanais qui a toujours appuyé les nomades. Ce choix peut s’expliquer par trois raisons principales. Premièrement, la majorité des gouvernements qui se sont succédés à Khartoum étaient issus de tribus « arabes ». Deuxièmement, le fait de perpétuer les conflits entre les tribus du Darfour devait les empêcher d’unir leurs voix, et de réclamer du gouvernement le développement de leur province déshéritée et négligée. La troisième raison est économique, car en se servant de tribus comme d’une force partisane, le gouvernement assoie son autorité dans la province sans avoir besoin d’envoyer des troupes régulières pour le maintien de l’ordre. Cette politique du « diviser pour mieux régner », ajoutée à l’explosion démographique et à la crise économique endémique, a fini par faire du Darfour une bombe à retardement.

Et la situation a effectivement explosé au milieu des années 1980, avec la grande sécheresse et la famine, faisant 75 000 morts et entraînant un conflit meurtrier entre les paysans et les nomades. Durant les années 1990, les razzias menées par ces derniers sont devenues systématiques avec l’objectif affiché de s’emparer des terres des agriculteurs.

L’apparition en 2003 de deux mouvements rebelles, le Mouvement de libération du Soudan (MLS) et le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE), a cependant marqué la transformation d’un conflit ancestral entre éleveurs et paysans en un conflit politique. Ces deux mouvements, issus de milices d’autodéfense villageoises formées par les paysans « africains », revendiquent en effet le partage du pouvoir et des richesses avec le gouvernement central. Ce qui n’est pas sans rappeler les revendications de la rébellion sudiste de John Garang, qui a combattu le gouvernement soudanais de 1983 à 2003. La réponse du gouvernement soudanais a été d’armer massivement les tribus « arabes » et de les lancer à l’assaut des villages « africains », avec le soutien de son aviation militaire. La communauté internationale, alertée par le nombre de morts (entre 10 000 et 30 000) et de déplacés (un million environ), ainsi que par les rapports alarmants des organisations humanitaires (le HCR, Amnistie internationale, Human Rights Watch), a fini par réagir. Les pressions exercées sur le gouvernement soudanais pour l’amener à arrêter les exactions au Darfour ont culminé le 30 juillet 2004, avec l’adoption du conseil de sécurité des Nations unies d’une résolution menaçant Khartoum de sanctions économiques et diplomatiques, si les milices « arabes » n’étaient pas désarmées avant le 31 août 2004.

D’une crise à l’autre

Pour le gouvernement soudanais, cette crise surgit alors que prend fin la guerre contre la rébellion sudiste, et qu’est signé un accord de paix stipulant une large autonomie pour le Sud chrétien et animiste, ainsi qu’un partage des richesses. Le gouvernement s’attend d’ailleurs à l’arrivée massive d’investisseurs intéressés par l’exploration et l’exploitation des champs pétrolifères du pays.

Ce nouveau conflit apparaît également au moment où le gouvernement soudanais est enfin parvenu à briser son isolement, avec le retour au pays de plusieurs chefs de partis d’opposition poussés à l’exil après le coup d’État de 1989, et le rétablissement des liens avec ses voisins (Égypte, Ouganda, Erythrée, etc.). Cela, sans oublier le réchauffement des relations avec l’Union européenne et le rapprochement amorcé dernièrement avec l’administration américaine après plusieurs années de rupture. Autant de raisons pour dire que le gouvernement soudanais aurait préféré se passer de cette crise ainsi que du spectre des sanctions internationales.

Préoccupés

Le conflit est suivi attentivement par plusieurs pays. Le premier d’entre eux est le Tchad, pays frontalier du Soudan qui accueille près de 150 000 réfugiés. En effet, le Tchad se trouve dans une situation délicate car l’ethnie Zaghawa, en pointe dans la rébellion du Darfour, est présente également sur son territoire. Elle presse le président tchadien Idriss Déby, lui-même Zaghawa, de prendre parti, alors que ce dernier veut demeurer neutre. Plusieurs officiers de l’armée tchadienne affichent ouvertement, quant à eux, leur soutien à la rébellion.

La situation au Darfour préoccupe aussi la France. En effet, ce pays, qui possède une base militaire et des troupes au Tchad, où ses compagnies pétrolières sont actives, est très sensible aux risques de déstabilisation de son ancienne colonie.

Pour sa part, l’Égypte s’inquiète de ce qui se passe près de sa frontière sud, et déploie beaucoup d’efforts afin de circonscrire le brasier. Son ministre des Affaires étrangères s’est déplacé à Khartoum pour inciter le gouvernement soudanais à coopérer avec les Nations unies, et son armée a mis en place un pont aérien reliant le Darfour pour y acheminer vivres et médicaments.

Ainsi, à l’approche de la date butoir du 31 août 2004, Khartoum semble n’avoir d’autre choix que de désamorcer la bombe qu’elle a fabriquée elle-même. Pour y arriver, le gouvernement soudanais peut s’inspirer de l’accord de paix conclu avec la rébellion sudiste sur le partage du pouvoir et des richesses. Cela d’autant plus que ce conflit ne revêt aucune dimension religieuse, et que les rebelles du Darfour ne nourrissent pas des velléités séparatistes mais réclament surtout des perspectives de développement économique de leur province.


L’auteur est doctorant à l’Université Laval

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