Russie

Poutine : succéder à son propre successeur

jeudi 28 février 2008, par Michel ROCHE

Le 2 mars, les Russes plébiscitent le successeur désigné de Vladimir Poutine, Dmitri Medvedev, au poste de président de la Fédération russe. Même en additionnant leurs appuis, les trois adversaires de Medvedev n’ont aucune chance de remporter l’élection présidentielle.

Ce rapport de force s’explique entièrement par le bilan des huit années de pouvoir de Poutine. Cette période a été marquée par une forte croissance économique d’environ 7 % par année. Certes, cette croissance provient largement de l’augmentation de la valeur des exportations de pétrole russe de 76 milliards de dollars en 1999 à 350 milliards en 2007. Cette période contraste fortement avec les années de dépression liées à l’éclatement de l’URSS en 15 États et à la thérapie de choc néolibérale imposée par Boris Eltsine au pouvoir dans les années 1990.

Cette prospérité relative a permis d’améliorer le budget de l’État. Contrairement à la situation en vigueur sous Eltsine, les salaires ont été versés sur une base beaucoup plus régulière et ont connu une augmentation réelle au cours des dernières années, atteignant aujourd’hui une moyenne mensuelle de 550 dollars. Les transferts aux personnes retraitées et aux autres personnes dépendantes de l’État se sont également améliorés.

Cette situation a contribué à placer la Russie parmi les pays où les perspectives d’accumulation figurent parmi les plus intéressantes pour les investisseurs. Les gouvernements occidentaux ont beau dénoncer l’autoritarisme croissant du régime, le monde des affaires réagit à sa manière en augmentant ses investissements destinés à la Russie : de 4,4 milliards de dollars en 2000, les investissements directs étrangers pourraient atteindre les 40 milliards en 2008.

Stabilité politique à la Poutine

La stabilité économique et la prospérité relative des dernières années expliquent en partie la stabilité politique apparente du pays. Pour la première fois depuis Brejnev, un dirigeant « quitte » le pouvoir en laissant le pays dans un état vraisemblablement meilleur qu’au moment de sa nomination. Ceci a permis de gonfler la popularité personnelle de Poutine. Mais le tableau ne serait pas complet si on faisait abstraction des mesures qui ont renforcé l’image d’« homme fort » de Vladimir Poutine. Si la rupture entre les périodes Eltsine et Poutine relève de l’évidence sur le plan économique, on constate une certaine continuité du point de vue politique. Poutine n’a fait que poursuivre, à sa manière, le travail entrepris par son prédécesseur, comme la répression violente du peuple tchétchène, tout en y ajoutant quelques éléments nouveaux : le renforcement du contrôle des médias électroniques par l’État (l’organisation Reporters sans frontières classe la Russie au 144e rang en 2007 pour la liberté de la presse), les multiples lois destinées à étouffer l’activité des organisations critiques ou hostiles envers le régime (partis politiques, ONG, syndicats, etc.), l’instauration d’un mini-culte de la personnalité du président, l’emprisonnement d’oligarques aux ambitions politiques trop affichées ou qui ont cherché à conclure des transactions jugées contraires aux « intérêts de la Russie ».

Tout cela a été mis en place sur fond de rhétorique nationaliste qui plaît à une population profondément humiliée par la misère et le recul du statut international, et même régional, de la Russie.

Un autoritarisme bien capitaliste

Vladimir Poutine a pu apparaître aux yeux des Russes comme le protecteur du peuple contre les magnats de l’industrie et de la finance et les investisseurs étrangers qui veulent faire main basse sur les richesses du pays. Pourtant, ses politiques économiques et sociales pourraient difficilement passer pour anticapitalistes. Son gouvernement est l’un des seuls à avoir mis en place un impôt à taux unique, écartant ainsi toute véritable redistribution de la richesse dans un pays où 0,2 % de la population en accapare plus de la moitié. Le code du travail imposé sous son régime est plus régressif que la législation en vigueur dans les pays capitalistes développés. La Russie a adhéré aux principales institutions financières internationales et négocie actuellement son entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Tout cela a porté ses fruits : la liste des milliardaires compilée par Forbes pour l’année 2007 comprend 52 Russes (il n’y en avait aucun en 2000), dont 14 figurent parmi les 100 personnes les plus riches du monde.

Contestation des inégalités

Associé à une politique destinée à améliorer les conditions d’accumulation du capital privé, l’autoritarisme croissant du régime ne saurait donc aucunement être assimilé à celui du régime soviétique, d’une tout autre nature. L’État russe est au service du nouvel ordre social, dont les assises demeurent fragiles. Ainsi, en 2005, un mouvement de contestation a fait reculer le gouvernement qui voulait procéder à une refonte des programmes sociaux (certains services jusque-là gratuits devaient être éliminés contre compensation monétaire pour les retraités, les vétérans, etc.).

L’année 2007 a été marquée par une série de grèves dans les entreprises de production d’automobiles, chez les cheminots, dans les installations portuaires, etc. Il s’agit là d’un effet paradoxal de la stabilité des dernières années. La croissance économique et les profits gigantesques engrangés par le patronat russe et étranger deviennent de plus en plus intolérables aux yeux des salariés. C’est particulièrement vrai pour les employés russes des entreprises multinationales, qui constatent l’écart salarial qui les sépare de leurs homologues des autres pays. Ils apprennent également - eux qui n’ont connu qu’un système où les syndicats étaient inféodés au pouvoir - comment fonctionnent les organisations syndicales dans les autres pays capitalistes. Enfin, l’amélioration relative des salaires au cours des dernières années a permis de libérer du temps pour l’organisation syndicale et politique, alors que sous Eltsine, les conditions sociales très dures avaient amené un repli sur les stratégies individuelles de survie.

Les dirigeants de la Russie postsoviétique continuent donc d’agir comme s’ils anticipaient des mouvements de contestation.

Leurs craintes apparaissent fondées. Les salaires réels n’ont pas encore rattrapé le niveau de 1989, en dépit de leur amélioration récente. Plus du tiers des Russes vit dans des conditions de pauvreté parfois pires qu’à l’époque soviétique. Cette situation se reflète dans l’état de santé déplorable de la population. L’espérance de vie des hommes ne dépasse pas 59 ans. Plus de la moitié des conscrits dans l’armée russe souffrent de restrictions médicales diverses. En dépit de l’augmentation des investissements, l’industrie russe demeure encore en grande partie peu compétitive. Les ressources consacrées au développement de la science et de la technologie demeurent très insuffisantes et se situent largement en deçà des niveaux atteints à l’époque soviétique.

Poutine change de poste, sans quitter le pouvoir

Le contexte actuel semble donc donner aux dirigeants russes des raisons de plus en plus sérieuses de s’attendre à des tensions sociales et donc de chercher à couper l’herbe sous le pied à tout mouvement de contestation. Il est clair que Poutine veut s’assurer que son successeur ne déviera pas de la nouvelle « ligne générale ». Poutine a d’ailleurs déjà « décidé » que le prochain président le nommera au poste de premier ministre pour une longue période. Même si la Constitution accorde l’essentiel des pouvoirs au président, Poutine a subitement découvert que les pouvoirs du premier ministre étaient relativement étendus, dans plusieurs domaines. Ils dépendent pourtant de la volonté du président, qui peut nommer ou démettre le premier ministre à sa guise. Sous Boris Eltsine et Vladimir Poutine, 10 premiers ministres se sont succédés à la tête du gouvernement. Le futur président Medvedev pourra-t-il démettre Poutine de ses fonctions dès qu’un conflit les opposera ? Une telle éventualité apparaît pour le moment peu probable. Poutine a placé ses plus proches alliés aux postes les plus influents. Et même sans cela, la Constitution lui permet de revenir au pouvoir pour deux autres mandats consécutifs dès que se terminera celui de Medvedev, en 2012.

À titre de premier ministre, « je serai engagé dans les mêmes tâches que lorsque j’étais président », affirme Vladimir Poutine. Aussi longtemps que Dmitri Medvedev occupera le poste de président, « je continuerai de travailler », se permet-il d’ajouter, laissant entendre que son « successeur » n’osera jamais le contrarier. Son intention de reprendre dans quatre ans la fonction de président explique sans doute qu’il ait déjà fait part d’un plan de développement du pays jusqu’à 2020, année où il pourrait terminer son quatrième mandat à la présidence de la Russie.

Bref, Poutine semble déjà se préparer à succéder à son propre successeur, alors qu’il sera sans doute, dans l’intervalle où il occupera le poste de premier ministre, l’homme le plus influent du pays. La continuité est bel et bien à l’ordre du jour, à moins que le peuple russe n’en décide autrement.


L’auteur est professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi

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