Comme s’ils en avaient été dépossédés durant trop longtemps, les Egyptiens sont redevenus amoureux de leur pays et la place Tahrir est le lieu des retrouvailles et des étreintes. Au lieu de plier bagages dès le départ du président Moubarak vendredi soir, les dizaines de milliers de citoyens qui occupèrent les lieux durant les « 18 Glorieuses », ces journées héroïques entrées dans l’histoire, se sont incrustés, rejoints par des nouveaux venus débarquant de la province. Anciens comme novices, tous prennent part au pèlerinage patriotique le long de la place. Ils photographient ici une dalle où les noms des martyrs sont honorés par des dizaines de bouquets, là une banderole, une photo, plus loin encore les restes calcinés du siège de la police.
Le succès des militaires ne faiblit jamais. Les enfants aux joues peinturlurées se laissent hisser sur les chars par des soldats en tenue de camouflage, des femmes voilées jusqu’aux yeux prennent la pose devant les canons et les chenilles, de grands drapeaux flottent sur les tourelles. Pendant que les blindés prennent le soleil, la police militaire, en uniforme impeccable, s’est attelée à une tâche impossible : essayer de faire évacuer les lieux car le commandement militaire veut que la situation se normalise le plus rapidement possible.
Obéissant aux ordres, les jeunes soldats au visage bronzé se tiennent par la main et avancent en cordon, essayant de canaliser le flot des voitures. Mais au contact de cette foule amicale qui les congratule et les encercle, les militaires, sourire en coin, ne poussent que pour la forme.
D’un bout à l’autre de la place, une vaste esplanade qui ressemble à un chantier en rénovation, on soupèse par petits groupes la question du jour : partir ou ne pas partir ? Un homme d’âge moyen affiche son opinion sur une pancarte, « mission accomplie ». Un jeune homme étire sa banderole : « nous voulons un bon gouvernement ». Les plus résolus souhaitent garder l’avantage jusqu’à ce que toutes les exigences soient obtenues, dont des sanctions l’encontre de ceux qui ont semé la violence, tué et blessé. D’autres, discrètement, replient leur couverture et leur tente igloo. Devant les camionnettes du centre national de transfusion sanguine, les volontaires se pressent pour offrir leur sang aux blessés graves dont le nombre n’a toujours pas été publié.
Dimanche soir, l’ambiance si particulière de la place Tahrir, ce lieu où la nation égyptienne s’est redécouverte, était encore intacte, avec ses musiciens, ses pétards, ces innombrables débats entre des gens qui hier encore s’ignoraient totalement.
Ce qui perdure, encore et toujours, c’est la tolérance, cette sorte de douceur qui imprègne les relations entre les gens : ici des musulmans sont agenouillés pour la prière et des hommes en costume, peut-être des chrétiens, veillent à ce qu’ils ne soient pas dérangés. Là, des femmes en voile intégral se font prendre en photo aux côtés d’étudiantes en jeans. « Pourquoi nous nous parlons ainsi ? Mais parce que nous sommes tous des Egyptiens, et que la parole nous a été rendue » assure Tania, une étudiante qui s’est portée volontaire pour balayer la place.
Car ici, on ne se contente pas de parler, ou de laisser le travail aux militaires. Partout, les gens s’affairent, ils ramassent papiers et détritus, les entassent dans de hautes poubelles dont certaines sont réservées aux « déchets organiques », ils balaient et entassent la poussière en petits monticules. Mohamed, 28 ans, est chirurgien. Mais aujourd’hui, il a troqué son bistouri pour un rouleau et, avec des gestes précis et rapides, qu’il n’interrompt même pas pour parler, il badigeonne de vert les barrières de la place, qui n’ont plus eu droit à un tel luxe depuis belle lurette. Sur son T-shirt, une inscription lapidaire « proud to be Egyptian ». Il explique cette fierté par l’histoire, mais surtout par « la tenacité extraordinaire dont tous ont fait preuve, jusqu’au bout ». « Aujourd’hui », poursuit il « nous devons rénover l’Egypte… C’est pourquoi les volontaires sont si nombreux ici pour balayer, nettoyer, repeindre. Demain, nous allons remettre en état ce pays qui est redevenu le nôtre »…
L’amour pour l’Egypte, c’est ce qui unit tout le monde. Toutes les voitures circulent avec le drapeau qui claque, les gens agitent des drapelets, s’enveloppent dans la bannière tricolore. Tous les enfants exigent de s’arrêter auprès des peintres qui, pour leur décorer le front, n’ont que trois couleurs, celles de leur pays. Pourquoi cette affection soudaine, que nul n’imaginait être aussi débordante ? Pour Magda, une travailleuse sociale, c’est simple : « durant trois décennies, et même avant, durant la période coloniale, ce pays ne nous appartenait plus. Nous ne pouvions que nous taire, voir nos richesses être accaparées, notre souveraineté niée, les décisions se prenaient ailleurs… » Là, Mohamed soudain lève le pinceau et nous confie un message : « dites bien chez vous que si les étrangers sont plus que bienvenus en Egypte, ils ne doivent pas interférer dans nos affaires. La décision, c’est aux Egyptiens qu’elle appartient désormais… » Sa voisine, une femme d’âge moyen, élégamment voilée, prend cependant la défense du président sortant : « ce n’était pas un mauvais homme, il a doté le pays d’infrastructures modernes et privilégié la paix… Mais voilà, il est resté trop longtemps au pouvoir… »Approuvée par le peintre du dimanche, elle soupire déjà : « s’il veut revenir mourir dans son pays, il sera le bienvenu… »