L’écologie remarque que parmi les choses de ce monde en voie de disparition, on trouve aussi des langues. Des quelque 10 000 langues répertoriées, 4 000 ont disparu, et à la fin du siècle, deux tiers de celles-là seront choses du passé.
Comment décider qu’une langue a disparu ou non ? C’est son statut d’outil de communication qui détermine si elle vit réellement. Qu’on refasse vivre quelques chants de la langue huronne dans la région de Québec pour des cérémonies, c’est bien, mais le huron n’en reste pas moins une langue morte. D’ailleurs, plusieurs langues autochtones de l’est du Canada ont subi le même sort. À l’arrivée de Jacques Cartier, des gens parlaient l’iroquois du Saint-Laurent ; aujourd’hui leur langue n’existe plus. L’abénaquis est également lourdement menacé, et risque de rejoindre la liste des dizaines de langues autochtones du continent disparues, du béothuk (Terre-Neuve) à l’ishi (Californie).
Un de ceux qui surveillent cette triste évolution vit en banlieue de Montréal. Dans sa jeunesse en Saskatchewan, Mark Abley voyait comment le français perdait sa vitalité dans cette région. Le français, menacé de disparition partout au Canada ? « C’est un non-sens, dit-il, puisque des instances gouvernementales appuient cette langue. »
Dans son livre paru aux Éditions du Boréal, Parlez-vous boro ?, Mark Abley raconte le sort de plusieurs langues. Il y a, par exemple, le curieux cas du yiddish, une sorte de lingua franca des Juifs de l’Europe de l’Est, disparu après la Deuxième Guerre mondiale... pas tout à fait. Si vous vous promenez dans les rues d’Outremont et du Mile-End à Montréal, vous serez témoin de la résurrection d’une langue morte.
J’ai posé la question clef à ce croque-mort des langues : pourquoi une langue disparaît-elle ? Génocide, peste, guerre ou migration ? La réponse est plus subtile, selon Mark Abley, et plus surprenante, car elle ne dépend pas de l’existence d’un État. Voici son principal argument pour expliquer la disparition d’une langue : lorsque ceux qui la parlent sont convaincus qu’elle est sans valeur, inutile, ou encore pire, une honte, un fardeau, un empêchement au succès et à la vie moderne. Prenons le cas des Cajuns (les francophones) de la Louisiane. En voyage dans l’arrière-pays de cet État américain à la fin des années 1990, j’ai rencontré des francophones qui parlaient à peine le français. Ils racontaient tous la même histoire. À l’école, l’institutrice leur donnait des claques s’ils parlaient cette langue interdite. L’exemple des Odanak du Québec est similaire : leur parler natal était interdit. Les jeunes apprennent à avoir honte : de leur langue, d’eux-mêmes, d’être ce qu’ils sont. De cette manière, la ligne de transmission de la langue vers les jeunes générations est brisée et l’avenir de la langue est menacé.
Ceci me rappelle mes parents yiddishophones. Ils étaient capables d’affirmer, en yiddish, qu’ils ne parlaient pas cette langue ! Le yiddish rappelait l’immigration, l’exclusion, il sentait la mort, s’en débarrasser était le passeport vers la modernité. Quel a été leur choc d’arriver sur l’avenue Bernard à Outremont un jour d’été et d’entendre des hordes de yiddishophones parler cette langue à pleins poumons. « Mais c’est du folklore ! » s’exclama ma mère avec désapprobation. Rattrapée par le passé en pleine Amérique, elle n’en était pas contente.
Dans son livre, Mark Abley discute d’un sujet délicat : peut-on faire revivre une langue lorsqu’elle n’est plus un véritable outil de communication ? On a vu des campagnes semblables dans le sud de la France, dans le cas du provençal et de l’occitan, souvent servies à la sauce touristique. Le sujet est délicat, car ces tentatives sont souvent colorées d’une approche passéiste, avec une tendance à la pureté de la tribu qui frise parfois le fascisme.
Dans notre quotidien, nous pourrions appliquer l’argument de Mark Abley : notre langue maternelle, avons-nous honte d’elle ? Avons-nous honte de ce que nous sommes ? À vous d’y répondre.