par Yourianne Plante
Résumons les faits. Rabaska, une entreprise formée par Gaz Métro, Gaz de France et Embridge, souhaite implanter un port méthanier de 840 millions de dollars sur les rives du fleuve Saint-Laurent, près du triangle formé par Lévis, Beaumont et l’île d’Orléans. Les installations, qui accueilleraient des navires méthaniers transportant du gaz naturel liquéfié (GNL), entreposeraient ce dernier dans de vastes réservoirs avant de le ramener à son état gazeux original.
Selon les promoteurs, le projet permettrait au Québec d’augmenter la diversité et la sécurité de ses approvisionnements en matière d’énergie. Pour le moment, le gaz naturel ne compte que pour 6 % du bilan énergétique québécois. « Tous les consommateurs québécois ayant présentement recours au gaz naturel bénéficieront d’un environnement plus compétitif », assure Stéphanie Trudeau, la porte-parole de Rabaska. Elle soutient même que si le projet de port méthanier est accepté, le coût du gaz naturel diminuerait de 10 % .
À l’heure des énergies vertes, du protocole de Kyoto et du développement durable à grande échelle, on pourrait comprendre que les élus soient partagés. Mais à Québec, avant même la fin du processus d’évaluation environnementale, il semble que le gouvernement de Jean Charest ait choisi son camp. Quelques heures seulement après son assermentation, en mars dernier, le ministre du Développement durable de l’Environnement et des Parcs (MDDEP), Claude Béchard, s’est prononcé en faveur de ce genre de projet. Le contraste avec son prédécesseur, Thomas Mulcair, apparaît spectaculaire. Ce dernier a même déclaré, lors d’une conférence tenue à l’Université Laval : « Rabaska est l’exemple classique du projet qu’on tente d’imposer du haut vers le bas ».
Sept millions de dollars par année
La ville de Lévis a tergiversé un peu avant de se ranger derrière le projet. Les retombées fiscales, évaluées à sept millions de dollars par année, pendant 35 ans, n’y sont peut-être pas étrangères. On oublie qu’en octobre 2004, le conseil municipal de Lévis avait d’abord adopté une résolution contre Rabaska, avant de se raviser en mai 2005.
Le virage à 180 degrés du conseil municipal de Lévis a suscité beaucoup de colère à Beaumont, la municipalité voisine. À l’origine, les promoteurs de Rabaska voulaient en effet implanter leur port méthanier dans la municipalité semi rurale de 2 300 habitants. Au printemps 2004, Beaumont avait mis sur pied un comité indépendant pour évaluer le projet. Pendant six mois, le groupe avait ainsi commandé et analysé diverses études indépendantes sur l’impact d’un éventuel port méthanier dans l’environnement de la municipalité.
En novembre 2004, le comité recommande de dire non au projet. Puis, lors d’un référendum, pas moins de 72 % des électeurs de Beaumont s’opposent à l’implantation du port dans la municipalité. La validité de l’exercice démocratique ne peut guère être mise en doute, puisque le taux de participation atteint 70 %. Déçus, mais pas vaincus, les promoteurs décident de déplacer le projet de quelques centaines de mètres, juste assez loin pour se situer dorénavant sur le territoire de Lévis.
Malgré cela, Beaumont ne lâche pas prise. Encouragée par une nébuleuse de groupes d’opposants, la municipalité a adopté le règlement 523 qui interdit l’entreposage de GNL à moins d’un kilomètre de la municipalité. Le ton monte lorsque la conseillère municipale Louise Maranda affirme que « si le projet Rabaska passe, ils seront dans l’illégalité ». Mais du côté de la compagnie, on ne semble pas s’inquiéter outre mesure. On promet même de contester ce règlement « en temps et lieu ».
Contrairement à Beaumont, Lévis n’a pas jugé nécessaire d’établir un comité indépendant pour organiser un projet, ni d’organiser un référendum. « Le promoteur met beaucoup de pressions sur Lévis grâce aux médias, à la chambre de commerce et à la publicité qui se fait en faveur du projet, commente la conseillère municipale de Beaumont, Louise Maranda. C’est révoltant de voir tout le lobbying qui se fait pour des intérêts économiques ! »
Il est vrai que dès l’annonce du projet, les promoteurs de Rabaska ont lancé une opération charme de grande envergure. Les relations publiques ont été confiées à la société HKDP, qui se proclame sur son site web « chef de file des cabinets-conseils en communications et affaires publiques au Québec ». Dans la foulée, une « directrice des relations avec la communauté » a été nommée. De plus, l’entreprise a distribué à 60 000 foyers pas moins de cinq dépliants couleur, dont l’un totalise 40 pages. Sans oublier une ligne Info-Rabaska, qui aurait déjà reçu près de 1 500 appels.
Cochez oui, cochez non
Combien les promoteurs de Rabaska ont-ils dépensé jusqu’ici en marketing et en relations publiques ? En février 2006, La Presse canadienne estimait que le promoteur avait « dépensé 50 millions pour défendre son projet ». Rabaska, par la voix de sa porte-parole, a estimé que les frais de représentation « s’élèveront plutôt à 40 millions d’ici la fin des audiences du BAPE, en avril 2007. » On précise toutefois que ce budget inclut les frais d’ingénierie et le coût de l’étude d’impact, qui totalise 4 000 pages.
Pour l’instant, les promoteurs brandissent les résultats de sondages favorables menés dans le grand Lévis. En juin 2006, un sondage CROP indiquait que la population se rangeait à 66 % derrière le projet. Un an plus tôt, en juillet 2005, un sondage Léger Marketing, commandé par Rabaska, indiquait toutefois que cet appui baissait à 54 % dans un rayon de cinq kilomètres du projet.
Les opposants réfutent ces chiffres. Ils affirment que l’opinion des gens qui auront à vivre avec les conséquences du port méthanier se trouve noyée dans celle de la population du grand Lévis, qui compte 126 000 habitants. Un coup de sonde, effectué par l’Association pour la protection de l’Environnement de Lévis (APPEL) auprès de 2 362 personnes qui habitent dans un rayon de moins de 5 km de l’emplacement prévu, indique que 70 % des gens interrogés se prononcent contre Rabaska.
En novembre 2005, l’élection au conseil municipal de Lévis de Jean-Claude Bouchard, un opposant convaincu, dans le district ciblé par Rabaska, rappelle que la population est loin d’être acquise. M. Bouchard décrit Rabaska comme un projet disposant d’une mise en marché « forte et efficace ». Il déplore qu’il n’y ait pas eu de « débat de fond » pour savoir si Lévis voulait se développer « avec des industries lourdes et dangereuses ». « C’est comme si, tout d’un coup, Lévis avait absolument besoin de Rabaska, explique-t-il. Pourtant, cette entreprise ne créera que 70 emplois à long terme ».
Plusieurs organismes de la région reçoivent désormais de généreuses subventions de Rabaska. La porte-parole Stéphanie Trudeau ne s’en cache même pas. « On a contribué à certaines causes qui nous tiennent à cœur, affirme-t-elle. Nous avons donné à Nez-Rouge, à l’Hôtel-Dieu, à la Chambre de Commerce de Lévis... ». Selon Mme Trudeau, ce sont les organismes qui ont acheminé leurs demandes à Rabaska. Pas l’inverse. « Il y a même eu trop de demandes ! », s’exclame-t-elle.
L’organisation À Bon Port, le seul mouvement pro-Rabaska, a été créé cet automne. Pour l’instant, il est surtout composé de gens du milieu des affaires. « Les citoyens ont aujourd’hui assez d’information pour se positionner sur le projet », soutient son porte-parole, Stéphane Michaud. Il affirme aussi qu’un référendum n’est pas nécessaire à Lévis, car « on tomberait dans le syndrome de la consultation aiguë ».
Jusqu’ici, les promoteurs ont réussi à soigner leur image de bienfaiteurs, à remettre en cause la représentativité des opposants et à étouffer les nouvelles défavorables. Citons par exemple la publication, dans Le Soleil, d’un rapport de la Direction de la protection publique, l’été dernier, qui jugeait le projet irrecevable, pour le moment. Les autorités de la santé publique pointaient alors « le manque de volonté de la part du promoteur à fournir les détails demandés ».
Le scénario se répétera-t-il lors de la deuxième partie des audiences du BAPE, qui a débuté le lundi 22 janvier ? Déjà, un commissaire fédéral, Jean-Philippe Waaub, questionne l’expertise des gouvernements, puisqu’il n’existe pas encore de port méthanier au Canada. « Comment allons-nous assumer cette irresponsabilité par rapport à ce manque d’expertise, de moyens ou de modèles pour assumer les conséquences ? », demande-t-il.