Obama, Ben Laden et la crise pakistanaise

mardi 17 mai 2011, par Pierre ROUSSET

Il y a beaucoup plus en jeu dans l’exécution d’Ossama Ben Laden qu’une réélection présidentielle aux Etats-Unis

Le plus important dans l’opération menée par les commandos US à Abbottabad, le 2 mai 2011, n’est probablement pas la disparition d’Ossama Ben Laden – même s’il restait la figure emblématique d’Al-Qaida –, mais la façon dont il a été exécuté. Washington ne souhaite pas la chute du gouvernement pakistanais, pas plus que ce dernier ne souhaite rompre avec les USA, tant il a besoin de leur appui. Mais en décidant d’intervenir ainsi en territoire étranger, Barack Obama joue à l’apprenti sorcier.

Ces dernières années, l’opinion publique supporte de plus en plus difficilement l’accroissement des activités militaires US du côté pakistanais de la frontière afghane – en particulier la multiplication des attaques d’avions sans pilote (les drones) avec leur cortège de victimes civiles. Aujourd’hui, la classe politique pakistanaise ne peut que condamner une violation flagrante et inédite de la souveraineté nationale du pays ; à savoir une intervention aéroportée dans un important centre urbain. Le gouvernement civil ne peut, pour autant, expliquer la présence de Ben Laden dans une ville qui abrite la principale académie militaire du pays – sauf à avouer qu’il ne contrôle ni l’armée ni les services secrets.

La crise politique au Pakistan est d’autant plus aiguë que la question talibane a pris en 2009 une ampleur nouvelle, avec la guerre de Swat (une vallée du Nord-Ouest). Elle a véritablement acquis une dimension intérieure et non plus seulement frontalière. Des groupes talibans se forment au-delà des seules communautés pachtounes, où ils sont nés, se surajoutant aux autres mouvements islamistes et fondamentalistes radicaux. Le double jeu traditionnel de l’armée (combattre et soutenir simultanément les talibans) s’en trouve singulièrement compliqué. Avec la montée en puissance de la pression intégriste et des conflits sectaires qui l’accompagne, les fractures au sein de l’Etat risquent de s’élargir.

L’armée pakistanaise doit aussi montrer qu’il n’y aura pas de paix en Afghanistan sans son accord. Washington est à la recherche d’une solution politique à laquelle seraient associés des talibans, mais le Pakistan a été tenu à l’écart de ces ébauches de pourparlers. Or, Islamabad ne peut accepter de voir à Kaboul un gouvernement allié à l’Inde, « l’ennemi héréditaire ». Les services secrets peuvent utiliser leurs liens, fort intimes, avec les talibans pour faire achopper les négociations alors que le gouvernement peut se tourner vers la Chine pour faire pièce aux USA et à New Delhi. L’affaire Ben Laden est au cœur d’un jeu géopolitique à multiples acteurs qui concerne toute la région.

En l’occurrence, le Pakistan fait aussi les frais du réarmement idéologique de l’impérialisme étatsunien. L’exécution extrajudiciaire de Ben Laden est l’occasion, aux USA, de réhabiliter les assassinats ciblés (qui avaient été interdits par la justice), la prison « hors loi » de Guantanmo (que le candidat Obama avait promis de fermer), l’usage de la torture (selon la version officielle, ce serait des aveux extorqués à un détenu de Guantanamo qui auraient mis la CIA sur la trace du chef d’Al-Qaida), le nationalisme de grande puissance et le « droit » d’intervention universel que s’arroge Washington. L’opération politique est d’autant plus efficace qu’elle est menée par un président démocrate, noir, dont l’élection avait été saluée par de nombreux progressistes. Le temps des illusions est bien passé.

L’action des commandos US est une opération de guerre – mais d’une guerre dont l’enjeu dépasse de loin la mise en scène spectaculaire d’un duel Obama-Ben Laden et la prochaine élection présidentielle aux Etats-Unis. Au monde, Washington annonce sa fermeté guerrière. En Asie, les cartes du jeu géopolitique autour du conflit afghan sont rebattues. Au Pakistan, la crise s’aggrave – une crise dont la population paie le prix fort.


Voir en ligne : Europe solidaire


* Article écrit pour l’hebdomadaire « Tout est à nous » du 19 mai 2011.

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