Le conflit russo-géorgien a été analysé sous différents angles. Certains ont insisté sur la responsabilité première de la Russie, vue comme l’État agresseur avide de restaurer son empire et de se venger des « révolutions de couleur » qu’ont connues certains de ses voisins, dont la Géorgie. D’autres se sont penchés sur le débat déchirant qui oppose le droit des Ossètes et des Abkhazes à l’autodétermination et celui des Géorgiens au respect de l’intégrité de leurs frontières. Enfin, des chercheurs nous ont rappelé l’importance du Caucase comme lieu de transit du pétrole et du gaz naturel de la Caspienne. Dans le texte qui suit, le conflit est abordé par le biais d’une posture compréhensive – les lunettes russes – qui consiste à se mettre à la place du sujet – dans ce cas-ci, la Russie – pour comprendre ses actions et réactions, sans nécessairement les juger.
Une transition traumatisante
Toute analyse de la Russie doit tenir compte du fait que ce pays a subi des transformations d’une ampleur difficile à imaginer pour quiconque n’a pas connu le régime soviétique et la transition accélérée au capitalisme qui lui a succédé. L’ex-URSS produisait la presque totalité des biens dont elle avait besoin en quasi autarcie et assurait le minimum à l’ensemble de la population. Mais la stagnation apparue au milieu des années 1970 a forcé les dirigeants soviétiques, dans les années 1980, à entreprendre des réformes de plus en plus radicales qui placeront le pays à la croisée des chemins. Les rapports de force en URSS, et entre l’URSS et le reste du monde ont favorisé l’option d’une transition au capitalisme. Les dirigeants russes ont donc suivi pratiquement à la lettre les recommandations des institutions financières internationales en se débarrassant brutalement des reliquats du « socialisme ». La Russie s’est transformée essentiellement en fournisseur de matières premières et d’hydrocarbures pour les pays développés. La thérapie de choc appliquée dans les années 1990 et prétendument destinée à restaurer la prospérité a mené l’économie russe à l’effondrement : en trois ans, les salaires réels ont reculé de plus de 50 %, reflétant ainsi la baisse considérable de la production industrielle et agricole. Au cours des cinq premières années de la transition (1992-1996), l’espérance de vie des hommes a reculé de cinq ans, atteignant à peine 57 ans. En dépit de la prospérité affichée par certaines villes et régions du pays, une grande partie de la population ne profite toujours pas du boom consécutif à la hausse des prix du pétrole. À l’exception notable d’une minorité d’arrivistes et de spéculateurs de toutes sortes, appuyés par une classe politique et une bureaucratie corrompues, le peuple russe a perdu la modeste sécurité économique garantie par l’ancien régime. Tout cela est perçu par les Russes comme le résultat de politiques inspirées sinon imposées par les États-Unis et leurs alliés.
Placée sur la défensive
Le sentiment d’humiliation que ressent une grande partie de la population ne reste pas confiné aux seuls perdants de la transition. Depuis les années 1990, la position internationale de la Russie inspire une grande nostalgie de la superpuissance qu’a été l’URSS. La Russie a perdu les liens qui l’unissaient aux 14 autres républiques de l’URSS et aux deux autres peuples slaves (Ukrainiens et Biélorusses), de même que le contrôle de la zone tampon qui la séparait des forces de l’OTAN. Alors que l’OTAN s’élargissait vers l’est en intégrant d’anciens membres du Pacte de Varsovie, la Russie se voyait refuser l’entrée à titre de membre à part entière de cette organisation de défense destinée, en principe, à stopper la progression du communisme. Non seulement les pays européens autrefois alliés de l’URSS y ont été admis, mais les trois anciennes républiques soviétiques de Lettonie, d’Estonie et de Lituanie en font aujourd’hui partie. L’administration américaine a également évoqué l’admission éventuelle de l’Ukraine et de la Géorgie.
Par ailleurs, l’OTAN va procéder à l’installation d’un système antimissile en Pologne et en République tchèque, officiellement pour parer à une hypothétique attaque de l’Iran. Les autorités russes ont parfaitement compris que ce dispositif vise leur propre pays et s’inscrit dans la même logique de renforcement des États-Unis et de leurs proches alliés. Imaginons un seul instant la Russie entreprenant des démarches similaires auprès du Canada ou du Mexique, en prétendant vouloir se protéger d’une possible attaque en provenance de la Corée du Nord… Rappelons-nous la réaction des autorités américaines, en 1962, lorsque les Soviétiques avaient décidé d’installer des missiles nucléaires à Cuba dans le but d’atteindre la parité stratégique avec les États-Unis qui, pourtant, menaçaient directement l’URSS depuis la Turquie.
En somme, la Russie, dont on refuse également l’entrée à l’OMC malgré 15 ans de négociations, se sent de plus en plus isolée et placée sur la défensive. En 1999, les Russes et leurs dirigeants – y compris le très pro-occidental Boris Eltsine – ont durement ressenti le bombardement par l’armée américaine de la Serbie, seul véritable allié de la Russie en Europe centrale. Ce bombardement a créé les conditions nécessaires à la séparation du Kosovo, situé au cœur de la Serbie historique. Jamais encore des frontières n’avaient été modifiées par la force en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’intervention américaine a été justifiée par l’appréhension de massacres commis par les Serbes contre la minorité albanaise. En 2008, la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par le monde occidental a pavé la voie à celle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie. Les dirigeants russes ont pu, eux aussi, prétendre empêcher l’armée géorgienne de commettre des tueries en Ossétie du Sud. À l’instar des États-Unis et de leurs alliés, ils ont modifié par la force les frontières d’un État reconnu. C’est ainsi qu’on perçoit les choses, chez de larges segments de la population et des milieux politiques russes.
Montée nationaliste
Comment alors se surprendre de la montée du nationalisme en Russie, tant chez les dirigeants que chez les simples citoyens ? L’histoire est pourtant riche en leçons à cet égard. Il suffit de se rappeler des débats entre les vainqueurs au sujet du sort à réserver à l’Allemagne après la Première Guerre mondiale. La France, durement touchée par les destructions, exigeait que l’Allemagne lui verse des montants colossaux à titre de compensation pour les pertes subies. L’économiste britannique John Maynard Keynes estimait au contraire impératif d’aider l’Allemagne à se relever : ce pays constituait alors un important acheteur des marchandises britanniques. On connaît la suite : le point de vue de la France l’a emporté et l’Allemagne, humiliée par le Traité de Versailles, a été écrasée sous le poids des montants à rembourser. Cette situation a nourri à la fois le mouvement révolutionnaire et les forces nationalistes radicales.
La Russie d’aujourd’hui a elle aussi perdu une guerre – la Guerre froide – même si aucun obus n’a été tiré. Bon élève du FMI, de la Banque mondiale et des dirigeants du G7, elle s’est pliée volontiers aux recommandations des vainqueurs et en a payé un prix considérable sur les plans économique et social. Impuissante, elle a été incapable de résister à la progression de l’OTAN dans son ancienne zone d’influence. Rien de comparable à l’Allemagne des années 1920, mais le nationalisme se renforce, tant dans la Russie d’en haut que d’en bas. Si, dans les années 1990, la Russie était exsangue et démunie de moyens pour se faire entendre, la hausse des prix du pétrole et la dépendance croissante de l’Union européenne à l’égard de l’énergie importée de Russie lui redonnent des forces.
Depuis l’éclatement de l’URSS, les États-Unis se comportent dans l’ancienne zone d’influence soviétique tel un prédateur sûr de ne rencontrer aucune résistance. Les autorités russes, appuyées par la majorité de la population, ont décidé que cet encerclement, que ces atteintes à sa sécurité, que ce mépris manifesté envers ses prétentions internationales, devaient prendre fin en Géorgie. Malheureusement, devant ces immenses enjeux économiques et géostratégiques, les peuples concernés figurent comme des spectateurs et, trop souvent, constituent les principales victimes.