« Il y a du nouveau ! », lance Raymond Bellemare au bout du fil, à partir de Noyan, une collectivité de 1354 habitants dans la MRC du Haut-Richelieu. Depuis sa demeure située à quelques kilomètres à peine de la frontière américaine, le graphiste troque volontiers son désespoir des derniers mois pour de la bonne humeur. « Un ami publiciste vient de me montrer la tour sur le silo de la fromagerie Kaiser. On pourra enfin utiliser Internet haute vitesse », s’exclame-t-il.
L’une des attractions de ce coin agricole du Québec, la fromagerie Fritz Kaiser - fabriquant du fromage primé Le Douanier - a en effet laissé une petite compagnie de télécommunication de la région ériger une antenne de retransmission d’Internet sur ses installations, en automne dernier. Noyan possède pourtant Internet à large bande par câble depuis plusieurs années. Mais à l’instar de la plupart des municipalités et régions rurales au Québec, cet accès se limite à la municipalité, la bibliothèque et l’école. Les particuliers, eux, ragent.
« Si mon fichier d’images est trop gros, je dois l’envoyer par tranches », explique Monsieur Bellemare, qui est forcé de se résigner à une connexion à basse vitesse. Ce témoignage, en surface anodin, est cependant symptomatique d’une situation qui freine le développement régional. Les travailleurs autonomes comme Raymond Bellemare, qu’ils soient agents immobiliers, traducteurs ou informaticiens, se voient systématiquement mis à l’écart d’une économie où l’informatique est primordiale.
Pour les « régions », il s’agit d’un autre obstacle à leur développement économique qui est déjà difficile.
De petits entrepreneurs à la rescousse
La situation s’améliore pourtant, une embellie attribuable aux petites et moyennes entreprises. Les cultivateurs, les services d’incendie, les transporteurs et constructeurs du Haut-Richelieu font partie du peloton de tête, si on en croit Louis-Paul Bourdon, ingénieur en réseau. Par nécessité d’abord. Ils n’ont pas le luxe d’attendre l’arrivée de Vidéotron, Bell Canada ou Telus. Dans leur cas, c’est une question de compétitivité, de survie commerciale.
Louis-Paul Bourdon et quelques compagnons de la région de Sainte-Clotilde-de-Châteauguay ont flairé la bonne affaire. Il y a deux ans, ils ont démarré Targo Communications. « On a développé une technologie de connexion à Internet à mi-chemin entre le sans fil WiFi et le WiMax », explique-t-il. Leur technologie, qui repose sur des serveurs Linux, a l’avantage d’être adaptée à ce coin de pays : « À Noyan, il y a beaucoup d’arbres, de forêts, d’obstacles. On a opté pour Internet sans fil de type WiFi, utilisant des fréquences moins communes. »
L’entreprise d’une dizaine d’employés est ainsi en mesure d’assurer des connexions à Internet sur des distances allant jusqu’à 100 kilomètres, avec une vitesse à 2 mégabits/seconde et plus. Elle va là où les grandes compagnies de téléphonie locale ne vont pas.
Les grands se font tirer l’oreille
Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) annonçait en grande pompe le 17 janvier une décision qui « permettra [...] de stimuler le développement socio-économique dans les collectivités mal desservies ».
Dans le cadre de cette décision, trois grandes entreprises au Québec, soit Bell Canada, Telus et Télébec détenteurs de monopoles sur l’offre de l’accès à Internet dans la grande majorité des villages du pays, se voient contraintes d’investir quelque 650 millions de dollars dans des régions oubliées.
Cette décision du CRTC vise à faire appliquer la Loi fédérale sur les télécommunications qui stipule qu’il faut « permettre l’accès aux Canadiens de toutes les régions — rurales ou urbaines — du Canada (sic) à des services de télécommunications sûrs, abordables et de qualité ».
Or, s’il est vrai que depuis 2002 le CRTC serre la vis afin de s’acquitter de son devoir de réguler dans une optique d’intérêt public, le service demeure souvent pitoyable en région, et cette récente décision ne semble pas assez vigoureuse pour servir ceux qui n’habitent pas dans des grands centres.
Elle repose sur une pratique basée sur le strict minimum. Une grande entreprise de télécommunication achemine Internet par câble aux autorités d’un village ou d’une petite ville, sans toutefois devoir connecter les résidents. L’entreprise ne fait que ce qui est requis, sans répondre aux besoins de la population. Comme dans le cas du programme Village branché du gouvernement du Québec lancé en 2002, la décision du CRTC s’arrête en quelque sorte au bureau du maire de l’endroit, qui n’a généralement pas les moyens d’aller plus loin. Ce qui arrive ensuite relève des MRC. Certaines s’engagent dans des plans ambitieux de redistribution de la connexion à Internet, d’autres la gaspillent.
De plus, ce sont les grandes entreprises qui décident quel village sera privilégié pour un accès à Internet haute vitesse.
Un cartel d’exclusivité
Mais là où le CRTC échoue le plus, c’est dans son devoir de « favoriser le libre jeu du marché en ce qui concerne la fourniture de services de télécommunication et assurer l’efficacité de la réglementation, dans le cas où celle-ci est nécessaire ». Le libre marché n’est libre ici que dans la connectivité du dernier kilomètre, c’est-à-dire à partir du village vers les résidences. Et ce n’est pas là que se trouve la grosse part du gâteau.
Frédéric Lazure, agent de recherche auprès de Communautique, un organisme sans but lucratif visant l’appropriation collective des technologies de l’information et de la communication, soulève un problème additionnel freinant le développement régional : « Il y a des passages dans les contrats d’amélioration de l’accès aux services à large bande qui garantissent pratiquement aux compagnies de télécommunication une exclusivité sur l’offre de services sur les câbles acheminés ». Cela entraîne soit un retard dans l’offre du service Internet, soit des prix beaucoup plus élevés qu’en milieu urbain.
En d’autres mots, les géants des télécommunications, qui font déjà des profits en fournissant Internet basse vitesse par téléphone, ne sont pas intéressés à investir, puisque leurs revenus sont en quelque sorte garantis. Et s’ils améliorent le réseau, alors ils en détiennent l’exclusivité.
Mais le vent tourne. Les petites compagnies régionales commencent à pousser comme des champignons. Elles offrent des services rapides, fiables et souvent avec des vitesses de téléchargement en amont beaucoup plus performantes que celles des grandes compagnies. Et leur flexibilité en font des moteurs de développement régional pour le plus grand bien de ceux qui ne vivent pas dans une ville.