Les défis de l’intégration latino-américaine

jeudi 27 novembre 2008, par Emir Sader

Démontrant une extraordinaire capacité de récupération, l’Amérique latine s’est transformée. Laboratoire pour les expériences néolibérales durant les années 1980 et 1990, cette région accueille maintenant le plus grand nombre de gouvernements progressistes de son histoire.

Deux phénomènes traduisent le fait que l’Amérique du Sud soit devenue le lieu par excellence de la résistance au néolibéralisme. Premièrement, l’élection de gouvernements misant sur des politiques sociales comme celui d’Evo Morales, en Bolivie. Deuxièmement, la poursuite de projets d’intégration régionale par plusieurs États de la région, processus unique puisque mené indépendamment des États-Unis.

L’offensive nord-américaine pour imposer une zone de libre-échange des Amériques a été mise en échec au début de la décennie. Mais deux variantes existent en Amérique latine. D’un côté, les États-Unis ont conclu des ententes de libre-échange bilatérales avec le Chili, le Mexique (avec l’ALENA), le Pérou et le Costa Rica. De l’autre, un projet d’intégration régionale initié par le Mercosur (fondé par l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay) et suivi d’initiatives par des pays comme le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur.

La division fondamentale entre les pays du continent s’est faite entre ceux qui ont entériné des traités de libre commerce avec les États-Unis et ceux qui ont préféré le processus d’intégration régionale. D’un côté, des États qui hypothèquent leur avenir dans une relation fortement inégale avec les Américains ; de l’autre, des pays qui s’appuient mutuellement, qui diversifient leur commerce international au lieu de le concentrer, et qui développent des projets pour étendre leur marché interne.

La présente crise financière montre que des pays comme le Mexique, dont 90 % du commerce extérieur se fait avec les États-Unis, sont beaucoup plus vulnérables à une récession que ceux qui ont augmenté leur commerce régional et renforcé la consommation dans leur marché interne. Ils ont de meilleurs mécanismes de défense pour contrer la récession.

La naissance d’Unasur

La grande nouveauté en Amérique latine – en fait, surtout en Amérique du Sud – c’est l’expansion et la multiplication de projets d’intégration régionale. Le Mercosur, une zone d’intégration commerciale entre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, était menacé d’extinction lorsque ces États étaient dirigés par des présidents néolibéraux, comme l’Argentin Carlos Menem et le Brésilien Fernando Henrique Cardoso. Leurs orientations ont mené à des batailles commerciales très dures entre les entreprises de ces deux pays pour le contrôle du marché régional.

Le changement presque simultané à la tête de trois de ces quatre pays a permis d’agrandir le Mercosur avec l’incorporation de la Bolivie, du Venezuela, de l’Équateur. L’objectif n’était pas tant une expansion géographique qu’un moyen pour profiter de l’énorme capacité d’action du gouvernement vénézuélien d’Hugo Chavez. Par la suite, la création de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), dont le traité de fondation a été entériné en mai dernier, a permis d’intégrer formellement tous les pays de l’Amérique du Sud, ce qui représente 381 millions de personnes.

En ce moment, le processus d’intégration au sein de l’Unasur se fait lentement en raison de l’ampleur de la tâche. Par exemple, la création du Conseil sud-américain de défense a dû attendre plusieurs semaines avant que le président colombien, Alvaro Uribe, accepte d’y participer en juillet. Il avait des réticences concernant les objectifs d’empêcher la présence de troupes états-uniennes dans la région et d’interdire éventuellement les bases militaires des États-Unis. Les autres États ont toutefois fait preuve de détermination dans leur volonté de ne plus voir des soldats étrangers fouler le sol des pays membres.

Le processus d’intégration atteint son point le plus avancé avec la mise sur pied en décembre 2007 de la Banque du Sud (Banco del Sur). Même dans sa phase initiale, cette banque construit une architecture financière régionale différente des institutions internationales. La banque a pris forme, même si plusieurs questions ne sont pas réglées, comme l’apport monétaire de chaque pays ou la répartition de leur droit de vote. La crise des banques nord-américaines pourrait favoriser la position de ceux qui remettent en question les dépôts aux États-Unis, qui offrent un retour marginal. Les taux d’intérêt demandés aux emprunteurs restent à discuter à la Banco del Sur. Certains préconisent des taux subventionnés, avec comme conséquence des pertes de fonds, afin de se différencier radicalement des autres institutions financières, tandis que d’autres proposent des taux correspondant au marché pour que la banque puisse être rentable.

Le projet d’intégration touche aussi aux questions énergétiques. Un projet de gazoduc continental est en discussion. Le gaz du Venezuela serait acheminé à travers le Brésil jusqu’en Bolivie et en Argentine. Le premier tronçon passerait par la forêt amazonienne pour atteindre l’État de Pernambuco dans le nord du Brésil.

Du côté culturel, la station de nouvelles télévisées Telesur est toujours alimentée presque exclusivement par le Venezuela, même si le nombre de canaux retransmis a été augmenté.

Le modèle de l’Alba

En raison de ses visées dans des domaines très divers avec des pays très différents, l’Unasur ne peut pas procéder à une intégration en profondeur. Cette institution rassemble les États qui privilégient une intégration régionale poussée et ceux, plus réticents, qui maintiennent un modèle néolibéral orthodoxe, comme le Pérou, le Chili et la Colombie.

Les États qui prônent une rupture avec le néolibéralisme, comme le Venezuela, la Bolivie ou l’Équateur ou qui, comme c’est le cas de Cuba, n’a jamais adopté ce modèle, se sont donné une autre forme d’intégration plus poussée qui s’appelle l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Cette alliance permet des échanges qui ne répondent pas à la logique du marché. La solidarité et la complémentarité sont ainsi valorisées  : chaque pays offre ce qu’il possède et reçoit ce dont il a besoin.

L’Alba a commencé avec un accord d’échange entre Cuba et le Venezuela qui troque son pétrole sans tenir compte de sa valeur marchande. En retour, Cuba fournit du personnel et un savoir-faire en éducation, en santé et dans les sports. La Bolivie, le Nicaragua et le Honduras se sont joints plus tard au mouvement. Ils développent ainsi ce que le Forum social mondial désigne comme le commerce équitable. C’est de cette initiative qu’est née l’Opération miracle, qui a permis à un million de personnes ayant des problèmes de vision d’être soignées gratuitement dans des hôpitaux cubains, vénézuéliens et boliviens.

De la même manière, l’École latino-américaine de médecine située à Cuba et au Venezuela a déjà formé la première génération de médecins pauvres d’Amérique latine. Par ailleurs, les méthodes cubaines pour combattre l’analphabétisme ont permis au Venezuela de rejoindre Cuba, devenant ainsi le deuxième pays du continent à s’en être libéré. La Bolivie et le Nicaragua progressent dans cette direction.

L’Amérique latine devra définir au cours des prochaines années la physionomie du continent pour la première moitié de ce siècle. Ceci va dépendre de la continuité des gouvernements en place, puisqu’il y aura des élections dans pratiquement tous les pays l’année prochaine, comme en Uruguay, en Bolivie, au Brésil, en Colombie, au Salvador et au Chili. La poursuite des orientations actuelles va consolider l’intégration et rendre difficile un renversement des acquis.


L’auteur est secrétaire exécutif du Conseil latino-américain des sciences sociales.

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