Dans le nord-ouest de la Chine, à des milliers de kilomètres des villes côtières en pleine effervescence, on y rencontre des Afghans, des Tadjiks, des Kirghizes, mais surtout des Ouïghours. Surnommés les « musulmans chinois », les Ouïghours forment un peuple typique de l’Asie centrale. Ici, on mange du mouton, on se déplace à dos d’âne, les femmes portent le voile et on prie vers La Mecque cinq fois par jour.
En marchant dans les rues de la vieille ville de Kashgar, une étudiante en langue anglaise et guide touristique improvisée, Reliya (nom fictif), explique pourquoi elle a décidé d’étudier l’anglais : « Un jour, je me promenais dans la ville avec une étrangère avec qui j’essayais de communiquer, lorsqu’un vieil homme nous a arrêtées. Il nous a saluées d’un “Salam alekhoum” traditionnel, portant son bras droit vers son coeur. L’étrangère un peu confuse m’a imitée et nous l’avons salué pareillement. Ensuite, le vieillard s’est adressé à moi : “Parle-lui de tout, parle-lui de notre pays, dis-lui la vérité sur ce qu’ils font”. Les aînés ne parlent pas anglais, mais moi je l’ai appris pour raconter mon pays aux étrangers. »
Elle n’a pas la langue dans sa poche : « Avant 1975, les gens de Kashgar ne mangeaient pas avec des baguettes et aucun magasin chinois n’existait. » Mais depuis, le visage de la ville a radicalement changé. En effet, la province du Xinjiang (« nouveaux territoires » en mandarin), frontalière avec huit États ! et couvrant près du sixième de la superficie de l’Empire du Milieu, est devenue un point de mire pour Pékin. Outre son importance géopolitique, le Xinjiang abrite le tiers des réserves de pétrole de la Chine. En 2000, le gouvernement central chinois a investi près de 100 milliards de dollars dans le cadre du « développement de l’Ouest » pour favoriser la venue de colons, des paysans chinois, avec la construction d’un chemin de fer reliant Urumqi (la capitale officielle et majoritairement chinoise de la province) à Kashgar (l’ex-capitale historique). Ainsi, les Ouïghours forment un peu moins de la moitié de la population du Xinjiang, alors qu’ils constituaient près de 90 % de la population en 1949.
Reliya revient alors à la charge. Elle affirme que les meilleurs emplois sont détenus par les Chinois. La raison du déséquilibre est simple. Les emplois administratifs, les mieux rémunérés, supposent l’adhésion au Parti communiste chinois (PCC). Puisque le PCC est athée, devenir membre du PCC constitue pour un Ouïghour à la fois une trahison politique et un déni de sa religion. Le gouvernement chinois a aussi une autre méthode de contrôle : les meilleurs élèves ouïghours obtiennent très jeunes des bourses et sont ainsi retirés de leur milieu familial pour être formés dans de grandes écoles à Pékin ou Shanghai. Le PCC s’assure ainsi de modeler les leaders de demain qui ne remettront pas en cause son hégémonie.
« À l’université, raconte Reliya, les Ouïghours ont tendance à s’asseoir en arrière de la classe, et lorsque les profs ne regardent pas, ils se font un signe de la main caractéristique. C’est pour signifier que nous sommes ensemble, même si nous ne sommes pas libres », dit-elle.
Le recours à la violence
Toujours présente entre les deux groupes ethniques, la tension a parfois débouché sur de la violence, notamment pendant la Révolution culturelle ou lors de manifestations séparatistes dans la ville de Yinning, en 1997. Depuis 2003, les zones tribales de la région de Tashkorgan, à la frontière du Xinjiang et du Pakistan, sont le théâtre de combats entre l’armée chinoise et des activistes ouïghours, pakistanais ou afghans. Cette zone est d’ailleurs un terreau fertile pour le commerce de l’opium et des armes.
Une série d’attentats a aussi été perpétrée l’été dernier dans le Xinjiang avant et pendant les Jeux olympiques de Pékin. Le plus meurtrier a coûté la vie à 16 policiers chinois. Il s’agissait d’une première vague de violence depuis 10 ans. En raison du strict contrôle de l’information par les autorités communistes chinoises, il est difficile de juger l’ampleur du phénomène, même si Pékin ne cesse de parler d’une « menace terroriste ». Les activistes veulent créer un État indépendant, le Turkestan oriental, pour s’affranchir de la domination de l’ethnie chinoise Han.
C’est dans un des restaurants chics de Kashgar que Reliya a pu constater que ceux qui prônent le recours aux armes contre les autorités chinoises sont peut-être nombreux. Après avoir terminé une discussion en anglais sur son téléphone cellulaire, un jeune homme ouïghour s’est présenté à elle et lui a demandé poliment s’il pouvait s’asseoir à sa table. Elle a accepté. Il lui a dit calmement qu’il pouvait l’aider. Elle n’a alors pas compris de quoi il s’agissait. « Je possède des armes, je peux faire des bombes », lui dit-il. La seule arme que connaissait alors Reliya était la parole. L’homme lui donna alors son numéro de téléphone. Il la quitta en lui offrant la poignée de main connue par les universitaires ouïghours de Kashgar. Elle quitta ensuite le restaurant en vitesse et lorsqu’elle fut absolument certaine de ne pas être suivie, elle jeta le papier comme s’il s’agissait d’un objet pestiféré. « Je ne pense pas que les bombes peuvent aider », affirme-t-elle. « Je n’aime pas les talibans, beaucoup d’étrangers viennent ici les rencontrer ou faire du commerce. Il n’y a plus rien à faire pour le pays, mais il faut défendre notre culture », conclut-elle résignée.