Tant aux États-Unis, au Canada qu’au Québec, l’État a toujours utilisé un certain nombre d’institutions afin que la majorité des citoyens acceptent naturellement l’ordre social établi. La pérennité du système de discipline trouvait sa source principalement dans la peur instillée par la famille et les institutions dans la société civile. À l’occasion, l’État délaissait la carotte et donnait du bâton par le recours direct aux forces répressives (police, armée, agence privée de sécurité), pour renforcer la peur et maintenir ainsi ce consensus.
Se croyant à l’opposé des régimes politiques répressifs, les élites, dans nos sociétés néo-libérales et démocratiques, se sentent légitimées d’utiliser la peur pour se maintenir. L’État est l’instrument par lequel elles arrivent à leur fin ; c’est l’État à la fois pouvoir législatif, organisateur des règles sociales dans lequel nous vivons et pouvoir exécutif, responsable du système institutionnel et répressif.
La politique de la peur se vit d’abord au quotidien et est perçue comme un élément inhérent des conditions normales de vie. Dans cet article, nous allons voir le fonctionnement du système judiciaire, pièce centrale du système de régulation sociale.
Au printemps 2012, le mouvement des étudiants contre la hausse des frais de scolarité a été un mouvement qui a su mener son combat sur le plan socio-politique. L’arrivée massive de militants et de sympathisants du mouvement de libération nationale, faisant cause commune avec leurs revendications économiques et sociales à donner encore plus d’ampleur à cette contestation.
Certes, le mouvement étudiant n’a pas voulu que leurs revendications soient influencées par la question nationale mais comme le disait Jacques Parizeau, il n’y avait guère de drapeaux du Canada dans leurs nombreuses manifestations. Sur le terrain, c’était encore plus clair, le mouvement provenait essentiellement des CEGEP et des universités francophones.
La cohésion sociale a été mise à mal et l’État a été obligé, sous la pression, de construire un politique de la peur plus efficace et donc encore plus intimidante. Son action mettait, cependant, en contradiction l’idée d’un État déclaré libéral et sa face cachée : une politique encore plus répressive s’attaquant aux libertés individuelles et collectives.
Sur ce plan, l’État a fonctionné, d’une part, par un ensemble de lois répressives (Loi 12, règlements municipaux, injonctions, etc.) et d’autre part, par une répression physique très violente contre celles et ceux qui osaient le défier. Au total, entre février et septembre 2012, plus de 3400 arrestations ont été effectuées par les forces de l’ordre. Le printemps et l’été québécois furent donc une période, à la fois dure et exaltante.
Profitons de cette brève trêve, pour comprendre comment les oligarques, à l’intérieur du gouvernement Charest et aussi à l’extérieur, dans cette société inégale, ont mis en marche un processus de répression alors qu’ils prétendent que nous vivons tous dans un état de droit et de liberté.
Pendant des mois, l’État Charest a fonctionné essentiellement à la peur, se servant de la loi et de ses représentants pour traumatiser ceux qui apprenaient, dans l’action, jusqu’à quelles limites insoupçonnées, l’État libéral (dans les deux sens du terme) était prêt à se rendre : intégrité physique attaquée, intégrité psychologique agressée, libertés individuelles et collectives bafouées et collusion, au grand jour, de l’exécutif, du législatif, du judiciaire avec le quatrième pouvoir, les médias.
Nous allons voir comment un gouvernement peut instrumenter la peur. Elle peut être ressentie comme une menace lointaine ou imminente, selon le cas, mais le but recherché est toujours le même : revenir au conformisme politique et la cohésion sociale antérieure. Elle s’attaque autant à l’individu (peur de se mettre en danger physique, peur d’oblitérer son avenir, etc ) qu’aux groupes sociaux (peur de se faire infiltrer, peur de se marginaliser, peut de perdre du financement, etc.)
Il me semble que deux événements-phares ont caractérisé le recours de la peur pour que cette mobilisation sociale cesse. Le gouvernement Charest a utilisé deux autres modes de répression : la brutalité policière et la répression judiciaire. Chacun de ces modalités est représenté par un événement ou/ et une personne. La brutalité policière est symbolisée par les tirs de balles de plastique à Victoriaville et la collusion entre les élites et ses collaborateurs s’incarne dans l’arrestation et la détention pendant 6 jours et 5 nuits de Yalda Machouf-Khadir et dix autres personnes entre le 7 juin et le 12 juin 2012.
Victoriaville, le 4 mai, reste le symbole de ce pouvoir dominant qui s’attaque directement et délibérément, par les gaz irritants et les balles de plastique à l’intégrité physique et/ou psychologique des manifestants. Mais il n’y a pas seulement la répression policière ; il y a aussi ce système d’interpénétrations entre policiers, procureurs et juges dont le pouvoir immense est une menace toujours présente et illustrée surtout par les amendes, les arrestations arbitraires et les détentions en prison. J’ai élaboré dans un autre texte le piège brutal traficoté par les hauts-gradés de la SQ pour faire de Victoriaville une mise en scène qui provoquerait la peur.
Je veux maintenant regarder le traitement de Yalda Machouf- Khadir, suite surtout à son arrestation le 7 juin 2012. Pourquoi me pencher sur son cas ? Simplement, qu’étant donné qu’elle est la fille d’Amir Khadir, elle a eu le droit à un traitement spécial de la part des médias et de l’appareil judiciaire. Cette analyse nous en apprend beaucoup sur cette collusion à l’intérieur du système judiciaire.
D’abord nous ferons une chronologie du traitement judiciaire des accusations qui ont été portées contre cette jeune femme et d’autres étudiants.
1. Première comparution à la Cour Supérieure, chambre pénale et criminelle. Yalda Machouf-Khadir, suite à son arrestation le vendredi, 17 février, lors de l’occupation du CEGEP Vieux-Montréal, se présente, le 29 mars 2012 avec 28 autres étudiants pour répondre aux accusations d’attroupement illégal, méfait et entrave au travail des policiers. Les étudiants plaident tous non-coupables et sont libérés.
2. Deuxième comparution à la Cour Supérieure du Québec, chambre pénale et criminelle. Yalda Machouf-Khadir aurait participé au blocage du pont Jacques-Cartier le 21 mai ; avec vingt autres manifestants, elle a été arrêtée et mise en détention jusqu’au lendemain. Le 22 mai 2012, devant le juge Jean- Pierre Boyer, avec une autre prévenue, Yalda Machouf-Khadir est accusée alors par voie sommaire et non criminelle comme les autres adultes incriminés. Dans son cas, la procédure et les conditions de libération devait refléter le caractère mineur du délit. Ce ne fut pas le cas. Elle plaide non coupable à un méfait de moins 5 000 $ lors du blocage du pont-Jacques-Cartier. Le juge la libère sur le champ avec des conditions sévères dont l’une consiste à se rapporter une fois par semaine au centre opérationnel sud du SPVM. La prochaine comparution est prévue le 20 juillet 2012.
3. Troisième comparution à la Cour Supérieure du Québec, chambre pénale et criminel le. Le 8 juin 2012, devant la juge Hélène V. Morin, elle est accusée de 11 nouveaux délits qui tournent autour de deux actions commises le 12 et 13 avril 2012.
a) Université de Montréal, 12 avril : introduction par infraction, déguisement dans le but de commettre un délit, méfait de plus 5 000 $, complot et voies de fait contre un policier : au total, 5 accusations.
b) Bureau de la circonscription de la ministre Line Beauchamp, 13 avril : introduction par effraction, méfaits de plus de 5 000 $, déguisement dans le but de commettre un délit, complot, et vol de –moins 5 000 $ : au total, 5 autres accusations.
c) Palais de justice de Montréal, 22 mai : agression contre une photographe du Journal de Montréal, Chantal Poirier.
Examinons de plus près le traitement judiciaire et médiatique des délits imputés à cette jeune femme et si ce traitement est différent dans d’autres situations.
Le 7 juin, les policiers du SPVM interviennent avec des mandats de perquisition et d’arrestation pour effectuer 8 perquisitions et 9 arrestations dans les secteurs Hochelaga, Longueuil et du Plateau Mont-Royal. L’opération a lieu à 6h. Plusieurs policiers se présentent au domicile du député Amir Khadir. Sa fille y demeure, avec son ami, Xavier Beauchamp. Quand ont-ils demandé les mandats ? Nous ne le savons pas. Logiquement, un juge ou un juge de paix aurait pu les émettre la veille, le 6 juin.
Pourquoi faire cette opération un jeudi, alors que les délits auraient été commis principalement le 12 et 13 avril 2012 ? Les hasards d’une enquête, sûrement pas !! L’opération se veut globale et dépasse les limites du SPVM. Cela demande une logistique. Le fait que le Grand Prix de Montréal se déroule du 8 au 10 juin, a sûrement contribué à faire cette opération le 7 juin. Mais nous soupçonnons d’autres motifs.
Une arrestation faite un jeudi, amène une probable comparution le 8 juin (vendredi après-midi) et une très forte probabilité que les accusés, encore innocents jusqu’à preuve du contraire, passent la fin de semaine à l’ombre. La juge Hélène V. Morin repoussera sa décision jusqu’au 12 juin, le mardi, en ordonnant sa libération avec des conditions strictes, une caution de 2 000 $ et un dépôt de 10 000 $. Yalda Machouf-khadir et certains accusés passeront ainsi 5 nuits et 6 jours en détention.
Comparons, au même moment, ce traitement à celui d’une autre situation.
Trois semaines plutôt, l’escouade Marteau, arrête, le 16 et 17 mai, dans une opération d’envergure, 9 personnes dont Frank Zampino, ancien président de l’exécutif de la Ville de Montréal et l’entrepreneur Paolo Catania. Ils sont accusés de complot, abus de confiance et d’une fraude de plus 1 000 000 $, Catania est arrêté le 16 mai, dans l’après-midi et relâché le lendemain. Zampino est arrêté le matin, 17 mai 2012 et relâché.
Les deux sont libérés avec une assignation à comparaître qui surviendra finalement en mars 2013, dans un procès avec jury, sans enquête préliminaire. Une nuit pour des fraudeurs présumés dont ce Zampino qui a été le numéro 2, après Gérald Tremblay, entre 2002 et 2008 et président de l’exécutif de la ville de Montréal. Il représentait l’autorité face aux citoyens de Montréal.
En outre, le 7 juin, par un hasard, l’opération chez la famille Khadir à 6 h. se fera devant les médias. Comment ont-ils su que l’arrestation aurait lieu le 7 juin à 6h. ? Yalda Machouf-Khadir sortira de la maison, les mains menottées. Nous nous rappelons un scénario semblable, lors de l’arrestation du vieux patriarche Nicolo Rizzuto, parrain de la mafia, à 7h. 30, le 22 novembre 2006, à son domicile, menotté devant les caméras. Mais lui, il avait déjà un casier judiciaire bien rempli.
Les médias font leur travail, me direz-vous ; encore faut-il qu’il le fasse bien. Plusieurs médias, devant l’imbroglio entre les accusations et les accusés laisseront entendre que la jeune femme « pourrait faire partie des jeunes qui auraient lances des bombes fumigènes, le 12 mai 2012.
Pourtant déjà, quatre jeunes gens avaient comparu pour ce délit devant le juge Jean-Pierre Boyer à la fin de mai 2012, après avoir passé quelques jours en détention, le dernier recouvrant sa liberté après 14 jours de prison. Ces quatre étudiants étaient accusés de complot, méfait et « d’incitation à craindre des actes terroristes ». Cette dernière inculpation plutôt bizarre démontrait que le système judiciaire était prêt à hausser sa capacité de faire peur tant chez les manifestants que le public en général.
En outre, le 12 juin, le Journal de Québec fait la une avec une affiche retrouvée chez les Khadir. L’affiche est une parodie d’un tableau d’Eugène Delacroix dans lequel nous retrouvons un Khadir armé et un Charest mort à demi-nu. Ce poster avait été publié en 2010 par un groupe rock, Mise en demeure, et faisait partie de leur campagne publicitaire.
Lors de la perquisition, les policiers ont noté cet élément sans l’amener avec eux. Cinq jours plus tard, ce poster se retrouve en première page du Journal de Québec, tendant d‘associer Amir Khadir avec la violence armée. Il est certain que des policiers du SPVM ont coulé cette information à des journalistes. Le titre du Journal de Québec permet alors aux ministres libéraux de condamner le député de Québec Solidaire pour garder une telle affiche qui prône la violence.
Revenons à l’arrestation du 7 juin. Alors que les accusations portent sur des événements survenus le 12 et 13 avril, le SPVM attendra, presque deux mois pour commander l’opération. Ils veulent, à la veille du Grand Prix, intimider tous les manifestants qui veulent se rendre au Grand Prix. Ils utiliseront même le profilage pour faire plusieurs dizaines d’arrestations préventives.
Globalement, dans le traitement judiciaire de ces affaires, les deux juges qui seront les plus impliqués seront Jean-Pierre Boyer et Hélène V. Morin, juges nommés le même jour, le 28 septembre 2005 dans le district de Montréal, par le gouvernement Charest. N’oublions que dans le Rapport de la Commission Bastarache sur la nomination des juges, nous retrouvons la conclusion suivante : « la commission estime toutefois que le processus de nomination des juges est perméable à des influences de toutes sortes et formule 46 recommandations pour corriger la situation ».
Au cours du conflit, le gouvernement utilise beaucoup l’escouade anti-émeute de la SQ, même à Montréal. Pendant ce temps, le ministre de la Sécurité publique, Robert Dutil fait adopter en troisième lecture, le 22 mai 2012, le projet de loi 31 qui permettait, en levant le moratoire sur les villes dont la population est moins de 100,000 habitants et qui ne font pas partie d’une communauté urbaine, le possible démantèlement de 11 corps municipaux de policiers au profit de la SQ et du syndicat des policiers et policières de la SQ.
Le 20 juillet 2012, Yalda Machouf- Khader , avec plus de 50 accusés passent en cour. Elle doit y retourner le 19 octobre 2012 À cette date, la jeune femme fait face à dix inculpations qui touchent les événements du 12 et 13 avril. L’acte d’accusation ne mentionne plus le blocus du pont Jacques-Cartier et l’agression contre Chantal Poirier, photographe au Journal de Montréal. Cette saga judiciaire va se continuer dans les prochains mois. Que conclure ?
D’abord, les rapports de domination par la construction de la peur deviennent centraux dans notre société. Si les rapports d’exploitation restent toujours présents, l’État modernise sa capacité à faire peur.
Le travail, en tant valeur fondamentale dans nos sociétés dites méritocratiques, nous permet de comprendre que les milieux de travail soient toujours soumis à l’arbitraire des forces du marché et de l’autorité patronale. Encore aujourd’hui, malgré que certaines institutions se soient affaiblies (famille et Église), les milieux de travail, marqués encore plus par l’atomisation des individus, sont encore des lieux de "confortation" des élites au pouvoir.
La domination qui s’exerce dans nos sociétés jusque dans ses recoins les plus intimes, s’explique par le truchement de l’État devenu l’instrument privilégié du maintien de l’inégalité sociale. Punir des conduites souvent décrites comme déviantes, n’est-ce pas l’un des rôles de l’État ? Les néo-libéraux ont toujours été clairs : l’État doit devenir minimal, ne gardant que sa fonction de maintien de la cohésion sociale au profit de l’oligarchie au pouvoir.
Ensuite, les élites définissent un nombre de menaces ; choisissant certaines plutôt que d’autres pour ensuite les inculquer dans la société. Par exemple, l’atteinte à l’ordre par des mouvements sociaux est souvent vécue par le pouvoir comme un acte intolérable et qui doit être puni sévèrement alors que la fraude dans le domaine commercial va souvent entraîner la clémence des tribunaux. L’État établit donc une hiérarchie des dangers et des groupes menacés.
En 2011, la Commission de la santé et sécurité au travail mettait à mal la perception commune que le métier de policier était extrêmement dangereux et que l’État se devait de les compenser par rapport à d’autres travailleurs. Or le taux de mortalité, en 2010-2011, au Québec en fonction du métier exercé touchait davantage les camionneurs, les métiers de la construction (tuyauteurs, électriciens, plombiers) ; les policiers se retrouvant au bas de l’échelle de cette liste.
Selon nous, le sentiment de peur fait partie intégrante du fonctionnement de la sphère politique. Chaque société doit faire face à cette construction de la peur. Certaines collectivités peuvent l’affronter de façon plus efficace que d’autres, ce qui pousse alors l’État à trouver d’autres modalités.
L’ordre social au Québec doit affronter des forces, en nombre et intensité, que l’on ne rencontre pas au Canada et aux États-Unis. La conjonction entre le mouvement étudiant, les groupes sociaux et syndicaux et le mouvement d’émancipation nationale exige de la part de l’État néo-libéral québécois, de mettre en place et de construire une politique de peur différenciée pour maintenir cette cohésion sociale bâtie pour son avantage et celui de ses alliés.
Le traitement judiciaire et médiatique du dossier Yalda Machouf-Khadir prouve hors de tout doute que ce traitement s’est voulu exemplaire pour que d’autres sachent en tirer des leçons.