Le pavot, ciment ou solvant de l’Afghanistan ?

lundi 27 février 2006, par France-Isabelle LANGLOIS

Alain Labrousse est spécialiste de la géopolitique des drogues. Sa dernière étude s’intitule Afghanistan. Opium de guerre, Opium de paix (Éditions Mille et une nuits). De passage à Montréal en janvier, Alternatives l’a rencontré.

Auteur de nombreux ouvrages, Alain Labrousse a parcouru le monde afin de comprendre les logiques internes et externes de la production et du commerce de la drogue, notamment en Amérique du Sud. Au cours des années 1990, il fonde l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD) à Paris, avec plus de 200 correspondants à travers le monde. La boîte devra fermer boutique en 2000, apparemment victime de son succès : les fonds sont insuffisants pour supporter les coûts de fonctionnement de la machine. Le spécialiste n’en poursuit pas moins ses études de terrain sur la piste de la drogue. Contexte mondial oblige, le voici de nouveau en Afghanistan, qu’il avait déjà visité et étudié par les années passées, notamment au temps des moudjahiddins.

Dans Afghanistan. Opium de guerre, opium de paix, Alain Labrousse se demande ni plus ni moins si l’opium sera le ciment de la reconstruction de l’État afghan, ou son dissolvant. À cet égard, la situation de l’Afghanistan, après 30 ans de guerres et de divers régimes répressifs et corrompus, au lendemain du 11 septembre et de l’intervention américaine et de ses alliés, apparaît inédite, plus que fragile, en équilibre précaire sur le mince fil distendu entre le chaos et la rédemption.

Méthodique, l’auteur dresse le portrait de chacun des éléments et des acteurs qui influent sur la production d’opium en Afghanistan. Jeux de pouvoir, de manipulation, confrontation d’intérêts divergents, parfois de façon explicite et d’autres fois de façon implicite. Comme partout ailleurs lorsqu’il est question de la drogue, les intérêts économiques et politiques de tout un chacun prennent le dessus sur la « lutte à la drogue ». Or, ce qui est particulièrement troublant dans le cas de ce pays meurtri, c’est que la production de l’opium y représente 60 % du PIB. Énorme, quand on sait que pour un gros joueur du narcotrafic telle la Colombie, cela ne représente que de 7 à 8 % de son PIB. « Cela s’explique par le fait que l’Afghanistan est un pays complètement dévasté », répond Alain Labrousse, rappelant qu’il n’y a là aucune structure bancaire, donc aucune possibilité de prêts aux petits agriculteurs, que le pays sort péniblement de cinq à six années de sécheresse, ce qui a entraîné la mise à mort de la plus grande partie du cheptel. « L’avantage des plantes illicites, c’est qu’elles ne consomment pas beaucoup d’eau et ne sont pas exigeantes quant à la qualité du sol. »

Toute l’ambiguïté de la culture des fleurs de pavot en Afghanistan réside dans le fait que celle-ci fait vivre la majorité de la population tout en menaçant l’avenir de la société tout entière. L’éradiquer complètement, c’est la mise à mort de milliers de familles. Ne pas s’y attaquer, c’est mettre en péril le pays, encore plus qu’il ne l’est déjà. L’éradication peut difficilement ne pas être synonyme de répression. Or, pour le spécialiste, « la répression n’est pas la solution », du moins pour les petits producteurs, qui sont toujours les premiers voire presque les seuls à en pâtir. « Mais que des lois s’appliquent à ceux qui posent leur candidature au Parlement, pour qu’ils ne puissent pas se présenter pour cause de lien avec le trafic de la drogue », propose plutôt Alain Labrousse. C’est qu’à l’heure actuelle, près de 50 des membres du Parlement seraient des seigneurs de la guerre impliqués dans le narcotrafic, soit de 20 à 25 % du total. « Cela participe du discrédit du Parlement aux yeux de la population », avertit l’auteur.

Et voilà toute la richesse et le grand intérêt que revêt l’ouvrage d’Alain Labrousse. Au-delà des statistiques et autres données empiriques concernant le commerce illicite, c’est toute l’histoire sociopolitique d’un pays essayant une ultime fois de se reconstruire qui nous est contée sous un tout autre angle, qui se situe tout à la fois en amont et en aval de la donne islamiste. Le sociologue, qui est aussi journaliste à ses heures, dresse ici un portrait contrasté, fait de nuances et de subtilités. Un Afghanistan bien loin des scénarios catastrophes. « Je ne suis pas absolument pessimiste, même si Karzaï [l’actuel président de l’Afghanistan] a perdu du prestige, il est encore assez habile. Mais il faut que la communauté internationale aille plus loin. »

Le portrait du président Hamid Karzaï constitue un autre élément fort du bouquin. Un homme qu’il juge habile, ce qu’il répète à plusieurs reprises. Mais qui n’en fait pas assez aux yeux de l’auteur. Mais Karzaï n’est-il pas lié par les États-Unis ? « Oui, répond le spécialiste, il n’a en effet pas une très grande marge de manœuvre. Mais même son ministre de la drogue le dit lui-même, qu’il pourrait faire plus. Il n’a toujours pas suffisamment épuré le personnel politique. » L’une des habiletés de Karzaï a sans nul doute été d’accorder 25 % des places au Parlement aux femmes, avec pour résultat qu’elles en occupent davantage encore. « Je pense que les femmes peuvent jouer un rôle important dans la lutte contre la corruption », pierre angulaire à la lutte au narcotrafic. Car en définitive, ce que demande la population, c’est plus de sécurité et l’amélioration de ses conditions de vie. Pour cela, il faut la mise hors jeu des chefs de la guerre et la réduction du niveau de corruption. Ce à quoi l’obstacle majeur est le commerce de la drogue.

Alain Labrousse n’a pas de réponses toutes faites pour « sauver l’Afghanistan ». Comme plusieurs s’accordent à le dire, cela prendra selon lui au moins 20 ans avant que le pays ne soit à peu près stable. Et en 20 ans, bien des choses peuvent se passer. Il ne faudrait surtout pas oublier qu’en filigrane se trouve la construction d’un pipeline au cœur d’une guerre larvée du gaz que Washington entend bien contrôler, la privatisation à tous crins de tous les secteurs de la société avant même qu’ils ne prennent forme, et des voisins plus qu’incertains tels l’Iran et le Pakistan. « Tous les chercheurs sur le terrain le disent. Il est impossible de pronostiquer. Du moins, il n’y a aucune velléité séparatiste, et face à l’étranger l’Afghanistan se ressoude. »

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