Le controversé pari de la Turquie

jeudi 30 octobre 2003, par Fred A. REED

Le statut d’allié d’une superpuissance n’est pas nécessairement de tout repos. La Turquie vient d’en faire la preuve. En votant fin septembre une résolution autorisant l’envoi de 10 000 soldats en Irak, à la demande expresse du régime de George Bush, le gouvernement turc a réussi, d’un seul coup, à dresser contre lui l’immense majorité de sa population.

Il fallait s’y attendre. Les Kurdes irakiens ont déjà signifié une fin de non-recevoir à toute présence militaire turque en sol kurde. À tort ou à raison, la République turque est perçue par Kurdes et Arabes comme la continuation de l’Empire ottoman qui a dominé la région pendant près de quatre siècles. La Turquie lorgne, croit-on, le pétrole de Kirkouk, où habite une influente minorité turcophone.

Déjà, face aux vives réactions en Irak - notamment celles du Conseil de gouvernement irakien, pourtant très proche de la position américaine - et aux multiples critiques émanant de presque tous les secteurs de la population turque, le gouvernement du premier ministre Recep Tayyip Erdogan serait en train de chercher une façon de s’extirper d’une prise de position qui ressemble de plus en plus à un piège. À Ankara, des manifestants ont bruyamment proposé à Erdogan d’aller lui-même en Irak s’il aimait tant ce pays. Encore plus embarrassant, les contestataires appartiennent à la mouvance islamiste, celle qui a porté cet ancien maire d’Istanbul au pouvoir.

Élu par plus de 35 % des suffrages, le 10 mars 2003 - du jamais vu dans l’histoire récente de la politique turque - Erdogan a suscité d’immenses attentes auprès de la population. Islamiste modéré, le premier ministre a fait du redressement de l’économie nationale en crise, sa priorité absolue.

Il n’a pas seulement hérité d’une catastrophe économique, mais aussi d’une dette externe qui frôle les 120 milliards de dollars. Avant son départ, l’ancien ministre des Finances, Kemal Dervis, avait à lui seul ajouté à cette somme 30 milliards empruntés au Fonds monétaire international (FMI). Ce même Dervis est un ancien haut cadre du FMI qui a servi de relais entre Washington et Ankara.

Une fragile reprise économique

Depuis les élections parlementaires de novembre 2002, la crise a commencé à se résorber. La monnaie nationale a repris du poil de la bête vis-à-vis du dollar américain, le taux de chômage a diminué et l’hémorragie provoquée par la fermeture de banques privées, véritables gouffres financiers, s’est résorbée. De nouveau, les citoyens recommencent à respirer. À Istanbul, on sent un optimisme prudent. Les boutiques de la Bagdat Caddesi, cette avenue très huppée qui traverse le quartier de Kadiköy, sur la rive asiatique, brillent de toutes leurs lumières.

« Tayyip [Ergodan] a cassé les reins aux grands bandits, ceux qui nous avaient saignés à blanc », nous a déclaré Mustafa, un étudiant rencontré à bord du traversier qui relie les rives occidentale et orientale du détroit du Bosphore. Par « grands bandits », il entend les banquiers privés qui ont dilapidé le trésor public en se faisant rembourser pour du vol à peine dissimulé. La mesure a renforcé la réputation d’Erdogan comme redresseur de torts.

Mais c’est une fragile reprise qui n’autorise aucun soupir de soulagement de la part du gouvernement. L’ampleur de la dette fournit aux Américains un argument de poids. Et voilà qu’il y a quelques semaines, les États-Unis ont « consenti » à la Turquie un prêt de 8,5 milliards de dollars, soulignant davantage son état de dépendance envers l’oncle Sam. La mesure ne fait que repousser quelques échéances, tout en enfonçant le pays dans un nouveau cycle de dépendance économique et politique.

C’était le but visé. Finies les folies, a-t-on fait savoir à Washington. On se souvient qu’en mars, ce même Parlement avait refusé d’autoriser un contingent de troupes américaines à transiter par la Turquie, forçant Washington à envahir l’Irak à partir de la frontière sud.

Au Pentagone, on n’a guère apprécié. Un mois après, le sous-secrétaire à la guerre, Paul Wolfowitz, de passage à Ankara, a encouragé l’état-major turc à prendre les choses en main si le gouvernement ne voulait pas le faire. Il savait à qui il s’adressait. Les forces armées, avec la bureaucratie et les grands médias, constituent « l’État profond » qui gouverne réellement la Turquie. À Ankara, ce message aurait été compris.

Un moindre mal

Coincés, Erdogan et son ministre des Affaires étrangères, Abdulah Gul, ont choisi ce qu’ils croyaient être un moindre mal : offrir aux militaires turcs, membres d’une caste privilégiée au sein de la société, le rôle de mercenaires pour le compte des États-Unis, en échange du nouveau prêt.

En faisant voter toute la députation parlementaire du Parti de la justice et du développement (AKP) en faveur de la résolution, Erdogan et Gul voulaient jouer les fins renards. Mais le Parlement n’a fait qu’accorder au gouvernement le droit de procéder comme bon lui semble. Il est tout à fait possible que l’on choisisse de ne pas envoyer de soldats, a expliqué le ministre lors du sommet islamique de Kuala Lumpur, en Malaisie. Et Erdogan de renchérir : « Si on ne veut pas de nous, nous resterons à la maison », avant d’admettre que, finalement, ce sont les Américains qui font la loi et l’opinion en Irak.

Toutefois, l’obstacle principal à l’envoi d’un contingent turc ne vient pas des Kurdes, ni des Irakiens inféodés aux forces d’occupation américaines. Il puise sa force dans le rejet par une forte majorité des citoyens, toutes catégories confondues, de toute intervention à l’étranger, surtout sous le contrôle des États-Unis.

Toujours très populaire auprès des citoyens, Erdogan fait valoir l’argument du réalisme. Mais l’attaque à la voiture piégée contre l’ambassade turque à Bagdad, survenue à la mi-octobre, vient rappeler aux Turcs les dangers d’une telle aventure.

Fred A. Reed


L’auteur, qui revient d’un séjour en Turquie, est journaliste et spécialiste du Moyen-Orient.

Bas de vignette photo : Un soldat monte la garde à l’entrée d’un campement situé près de la frontière avec le Kurdistan irakien, au sud de la Turquie.

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