Le bourbier irakien

mardi 28 octobre 2003, par Pierre Beaudet

Alors que les attentats éclatent à un rythme croissant en Irak, le monde entier retient son souffle. Jusqu’où ira-t-on dans cette dérive d’anarchie et de violence ? De toute évidence - et même Colin Powell l’admet - Washington est complètement dépassé par les évènements. Pire encore, le gouvernement américain s’enferme dans une logique infernale, en refusant de donner la main aux Nation unies mais en demandant de l’aide aux « alliés ». Les États-Unis ont enregistré un autre échec sérieux lors de la conférence de Madrid, la semaine dernière.

Lors de cette conférence sur la reconstruction de l’Irak, qui s’est déroulée les 23 et 24 octobre, les pays sollicités n’ont pas mordu à l’hameçon : Washington leur offrait en fait de financer l’occupation américaine.

Des 87 milliards de dollars demandés au Congrès américain par le président Bush, plus de 75 % est destiné au Pentagone et aux firmes américaines directement impliquées dans la gestion de l’occupation et de la guerre. Pour les 15 milliards qui doivent être dédiés à la dite « reconstruction » de l’Irak, les conditions américaines sont drastiques, en vertu des dispositions de USAID, l’agence de développement régissant l’« aide » américaine. Par exemple, seules les firmes américaines peuvent soumissionner pour l’acheminement de l’aide matérielle. De plus, il n’y a pas d’appels d’offres, ce qui permettra aux firmes qui entretiennent des liens avec l’administration Bush (Halliburton, Bechtel, etc.) de rafler tous les contrats.

Pas surprenant donc, devant cette gigantesque arnaque, que les « alliés » aient répondu vaguement et chichement à l’administration Bush, qui souhaitait obtenir 56 milliards de dollars (un montant qui a ensuite été réduit à 36 milliards). À part le Japon - qui a promis 5 milliards de dollars, dont plus de la moitié doit être négociée sous forme de prêt remboursable -, l’Union européenne et les pays membres ont promis des sommes symboliques. Le Canada et la Grande-Bretagne, traditionnellement proches des États-Unis, sont également restés plutôt circonspects. Les riches pays du Golfe persique, pour leur part, ne veulent pas être contrôlés directement par Washington dans le cadre de cette opération de reconstruction. En fait, à Madrid, seulement 17 des 58 délégations étaient menées par des responsables politiques et des fonctionnaires de haut rang, la majorité des pays s’étant contentée d’y envoyer des sous-fifres.

Des milliards volatilisés

Les participants à la conférence de Madrid ont reçu un autre choc quand l’agence humanitaire anglaise, Christian Aid, a révélé que plus de quatre milliards de dollars avaient « disparu › depuis la mise en place de l’occupation américaine. Il y avait officiellement plusieurs milliards de dollars dans les caisses de l’État irakien lorsque l’armée américaine a pris le contrôle du pays - notamment des montants considérables payés par les Nations unies dans le cadre du programme Pétrole contre nourriture. L’armée américaine, pour sa part, s’était vantée d’avoir saisi plus de deux milliards appartenant à Saddam et à ses proches.
Interrogé sur cette situation scandaleuse, l’administrateur américain, Paul Bremer, a refusé de répondre aux journalistes. Selon le commissaire aux Affaires extérieures de l’Union européenne, Chris Patten, aucun montant d’argent ne sera versé aux États-Unis tant que cette situation n’aura pas été clarifiée.

Quelles sont les solutions ? Tout le monde s’entend ou presque (excepté la majorité de l’administration américaine) pour dire que le retrait de l’armée américaine est la première condition. Certains voudraient voir les États-Unis passer la main à des alliés consentants, ce qui permettrait le « partage du gâteau » irakien. C’est le cas notamment du président russe, Vladimir Poutine, qui espère obtenir le contrôle d’une partie du pétrole irakien que les États-Unis ont promis de privatiser, donc de livrer aux multinationales américaines. On changerait ainsi une occupation pour une autre, mais sous le couvert de la communauté internationale. Cette option paraît peu réaliste pour le moment, car les faucons qui contrôlent l’administration Bush sont convaincus qu’ils doivent tenir tête et assurer le contrôle total, sans partage, des États-Unis en Irak et au Moyen-Orient. Cette divergence de vues et d’intérêts représente un sérieux blocage pour une éventuelle stabilisation du bourbier irakien.
L’impasse produit une catastrophe humaine sans précédent dans ce pays du Moyen-Orient. Outre les affrontements meurtriers qui font des dizaines de victimes, le pays sombre dans le chaos, avec des hôpitaux sans médicaments, des maisons sans électricité, des communautés entières qui tentent de survivre sans eau potable. Selon Amnistie Internationale, les soldats américains se rendent coupables chaque jour d’atrocités contre les civils (meurtres, détentions arbitraires, tortures, etc.). Les grands perdants demeurent, encore une fois, les Irakiens.

Pierre Beaudet


L’auteur est directeur d’Alternatives.

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