Le bourbier afghan

mercredi 28 avril 2004, par Pierre Beaudet

Photo : © Catherine Pappas

Pendant que les yeux sont tournés vers Bagdad, l’Afghanistan vit de sombres jours. L’insécurité sévit dans presque toutes les régions du pays. Les droits des citoyens et des citoyennes sont constamment violés par les diverses milices qui prolifèrent et qui ont « restructuré » l’économie afghane vers la production d’opium, alors que le programme de reconstruction du pays mise sur le libre-marché. Bref, les Afghans craignent le pire.

En juin 2002, une assemblée de notables afghans (la Loya Jirga) entérinait le choix de Washington en élisant Hamid Karzai à la présidence d’un gouvernement intérimaire. Mais ce président nommé n’a pratiquement pas d’influence en dehors du périmètre de Kaboul.

Le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, annonçait il y a un an que le règne des talibans et d’al-Qaïda était sur le point d’être terminé. Aujourd’hui, 10 000 soldats américains restent pourtant déployés principalement le long de la frontière avec le Pakistan, où les groupes armés prolifèrent. Ces derniers seraient aujourd’hui mieux armés qu’ils ne l’étaient il y a dix ans.

Dans ces régions dominent les seigneurs de guerre et leurs milices, qui disposent de plus de 100 000 hommes en armes (contre moins de 7 000 soldats pour l’armée afghane « reconstituée ») et agissent en toute impunité face au contingent mandaté par l’OTAN (International Security Assistance Force ou ISAF), qui compte à peine 8 000 militaires.

Selon Ahmed Rashid, journaliste pakistanais correspondant pour le Daily Telegraph de Londres, certaines milices qui continuent de participer à l’effort de guerre des Américains seraient protégées par ces derniers. Mohammad Fahim par exemple, un des chefs de l’Alliance du Nord qui a fait la guerre contre les talibans aux côtés des États-Unis, est aujourd’hui vice-président et ministre de la Défense au sein du gouvernement afghan. Ce dernier contrôle les régions tadjikes au nord du pays et bloque tout processus de mise en place des structures de l’État. Les milices d’Abdul Rabb al-Rasul Sayyaf, aussi considéré comme un allié des États-Unis, ont été accusées lors de l’assemblée de la Loya Jirga en décembre de maintenir un régime de terreur dans les zones qu’elles contrôlent. Sayyaf aurait notamment menacé la Commission afghane indépendante des droits humains. Human Rights Watch rapporte des cas de torture, d’arrestations arbitraires et sans procès ainsi que des viols commis par ces milices.

Sur le terrain, la circulation entre les régions demeure très dangereuse. Seulement en mars, on rapportait l’assassinat de onze Afghans employés par des agences humanitaires. À Kandahar, dans le sud du pays, 21 des 26 agences ont évacué la ville.

Entre-temps, l’aide internationale promise lors de la conférence de Bonn en 2001 arrive au compte-goutte. Résultat : l’économie s’effondre au profit des narcotrafiquants. Selon les Nations unies, l’Afghanistan est redevenu le principal producteur d’opium dans le monde, générant des revenus de 2,3 milliards de dollars l’an passé. La production affecte maintenant 28 des 32 provinces du pays. L’opium pur et l’héroïne sont exportés par camion sous la protection des chefs de milices qui en contrôlent le trafic.

Un programme de reconstruction contesté

Lors de la Conférence internationale des donateurs pour l’Afghanistan, qui s’est déroulée à Berlin les 31 mars et 1er avril dernier, un programme de reconstruction a été proposé pour accompagner les 8 milliards de dollars accordés par la communauté internationale à l’Afghanistan. Rédigé par la Banque mondiale, ce plan met de l’avant une conception étroitement néolibérale de la reconstruction du pays, où l’intervention de l’État doit être minimisée pour « laisser place au libre-marché ». Avec la recrudescence de la production d’opium, qui témoigne de l’emprise des seigneurs de guerre sur l’économie afghane, ce plan inquiète plusieurs observateurs.

Dans un document soumis à la conférence de Berlin, des ONG (Novib, Action Aid et Alternatives) estiment que cette orientation ne convient pas du tout aux réalités afghanes : « On propose que l’État afghan se limite à des fonctions de régulation et que le marché privé prenne en main le reste. La réalité est que ce marché est contrôlé par de puissants clans qui n’ont aucun souci pour les conditions de vie ou l’environnement. » Selon ces mêmes ONG, « pour reconstruire un État en Afghanistan, il faut une politique interventionniste qui met de l’avant une vaste gamme de moyens - la réforme agraire par exemple - de façon à réarticuler la société et à inclure les groupes marginalisés, comme les femmes et les enfants ».

Sous le régime des talibans, l’Afghanistan avait été privatisé au profit d’un petit groupe, au nom de l’islam. Ironiquement, les chefs de guerre espèrent aujourd’hui perpétuer ce système et entendent bien profiter des orientations de la Banque mondiale qui affirme que ce n’est pas à l’État de s’occuper de l’économie du pays.

Pour plusieurs ONG, les solutions sont pourtant évidentes. La neutralisation des seigneurs de guerre, alliés des États-Unis, est la première condition afin de permettre l’avènement d’un Afghanistan démocratique et libre. Une œuvre qui ne prendra pas quelques semaines mais plusieurs années, et qui ne sera pas principalement militaire. Dans ce contexte, la tenue d’élections, prévues pour septembre, ne semble pas réaliste. Les Nations unies estiment d’ailleurs qu’il faudrait au moins un an de travail pour arriver à sécuriser le pays et permettre un réel processus démocratique. Il faudra aider à la reconstruction d’un véritable État national, tout en aidant les Afghans à ériger une société civile organisée et libre.


L’auteur est directeur d’Alternatives.

La photo

Herat, près de la frontière avec le Pakistan. Dans ces régions dominent les seigneurs de guerre et leurs milices, qui disposent de plus de 100 000 hommes armés.

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