Depuis l’inauguration de Lula à la présidence en janvier, le plus grand pays d’Amérique du Sud vibre à l’heure de la mudança (le changement). Les attentes sont énormes, à la hauteur des problèmes d’un pays de 178 millions d’habitants.
La pauvreté frappe la majorité des Brésiliens, dont le revenu moyen est inférieur à 250 dollars US par mois (le coût de la vie est à peu près équivalent à celui de Montréal). Dans un pays très riche (le PNB du Brésil dépasse celui du Canada), les plus démunis sont les paysans, les femmes, les enfants, les Noirs. Le chômage touche plus de 20 % de la population. Près de 60 % travaille dans le secteur dit informel (petit commerce, microproduction) dans des conditions très difficiles. Et dans les campagnes, plus de 50 millions de Brésiliens ont faim. Ils disposent d’un « revenu » de moins de un dollar US par jour. Leurs enfants ne sont pas à l’école, mais au travail dans des conditions moyenâgeuses sur les grandes plantations.
Le nouveau gouvernement s’est engagé à transformer ce Brésil de la misère et de l’exclusion. Mais le pourra-t-il ? Juste avant les élections, le Fonds monétaire international (FMI) a engagé le précédent gouvernement à rembourser la dette et à maintenir les mêmes politiques économiques, soit un programme néolibéral « pur et dur ». La marge de manœuvre de Lula est très mince, car un conflit avec le FMI pourrait coûter cher, du moins à court terme.
Les Brésiliens qui ont voté pour Lula (plus de 55 % de la population) ne sont pas prêts à attendre la semaine des quatre jeudis. Ils veulent voir des changements concrets. Des organisations populaires comme le Mouvement des sans-terre (MST) se disent mobilisées pour appuyer le gouvernement, mais si et seulement si ce dernier agit en faveur des démunis.
Un monde rural en crise
Vingt-sept mille grands propriétaires terriens brésiliens possèdent 178 millions d’hectares, dont la moitié n’est pas cultivée. Beaucoup de ces latinfundistes vivent encore comme à l’époque de l’esclavage. Sur « leurs » terres (qui avaient été expropriées et volées aux autochtones) vivent « leurs » travailleurs pour qui le concept de citoyenneté est un idéal lointain. Jusqu’à récemment par exemple, des communautés rurales entières, surtout dans les régions pauvres et arides du Nordeste, ne pouvaient exercer leur droit de vote puisque tout l’appareil politique était aux mains des grands propriétaires. Des milices armées ont fait et continuent de faire la loi et l’ordre, surtout lorsque les paysans parlent de s’organiser.
Aujourd’hui, cette agriculture féodale est en crise. Elle ne correspond plus aux conditions d’un « marché agricole » mondialisé, où la terre et la production alimentaire sont des marchandises comme les autres. Les grandes exploitations rurales, dont la production est destinée à l’exportation (soya, viande, agrumes, café) sont prises d’assaut par les multinationales, qui les rachètent à bas prix. Par le biais des politiques néolibérales d’ouverture aux investissements étrangers et de déréglementation, 17 grandes entreprises américaines contrôlent maintenant 43 % de la production exportée du Brésil. Le gouvernement précédent de Fernando Henrique Cardoso a tout misé sur une mondialisation illusoire, comme si le Brésil pouvait compétitionner « d’égal à égal » avec les États-Unis.
Loin d’améliorer la condition paysanne, cette mainmise sur l’agriculture brésilienne provoque encore plus d’exclus et de pauvres. Ainsi, un million de petits fermiers ont fait faillite depuis 1995 à cause des importations massives de maïs américain sur les marchés brésiliens. Parallèlement, le nombre des sans-terre ne cesse de s’accroître. Si cette libéralisation économique se poursuit, comme le propose le projet de création d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), cette situation pourrait s’aggraver.
Les paysans en marche
Depuis quelques années toutefois, l’initiative politique a changé de camp. Des mouvements paysans comme la Confédération nationale des travailleurs de l’agriculture (15 millions de membres) et surtout le MST, s’efforcent de défoncer le mur.
Le MST, créé en 1984, regroupe maintenant plus de cinq millions de paysans sans-terre dans 23 des 26 États du pays. La tactique du MST fait parler : des paysans s’emparent des terres des grands propriétaires, souvent incultivées, installent des « campements » et se mettent à produire en coopératives. Une des priorités du MST est également d’augmenter la fréquentation scolaire des enfants, puisque, généralement, les petits sont dans les champs, travaillant pour des grandes plantations. Avec des moyens dérisoires, le MST gère présentement 1 800 écoles primaires.
Depuis sa nomination, le ministre du Développement agraire, Miguel Rossetto, a aidé 80 000 familles du MST à s’installer. Il entend utiliser au maximum la législation déjà existante, mais auparavant peu respectée, qui permet au gouvernement d’exproprier des terres que les grands propriétaires laissent en friche pour spéculer. Plus de 100 millions d’hectares (la moitié des grandes propriétés) pourraient être redistribués.
Mais les ambitions du ministre sont plus vastes, car le problème de la propriété n’est pas le seul que confrontent les paysans pauvres. Dans une entrevue accordée à Alternatives, Miguel Rossetto explique que la réforme agraire est plus qu’une « simple redistribution des terres, mais aussi un ensemble de changements radicaux affectant la production et l’environnement rural ». Sous l’égide du nouveau ministre, les fonctionnaires de la réforme agraire s’affairent à aider les sans-terre à créer des entreprises agricoles plus productives, de plus grande dimension. Selon Miguel Rossetto, « l’élément central sera la transformation des sans-terre en agriculteurs producteurs, qui disposent des connaissances, de l’assistance technique et de crédit dans un modèle collectif d’installations paysannes ».
Remettre sur pied un pays « sens dessus dessous »
Narciso Rocha Clara, le président du Syndicat des producteurs agricoles (SINAPRO), qui représente les grands propriétaires, accuse Miguel Rossetto de vouloir mettre le Brésil à feu et à sang. Les grands médias, généralement hostiles au nouveau gouvernement de Lula, condamnent les actions du MST et ce qu’ils appellent la « complaisance » du ministre Rossetto devant l’illégalité des occupations de terres. Mais pour celui-ci, « le Brésil est sens dessus dessous. Regardez le niveau de la criminalité, de la mortalité infantile, du respect des personnes âgées et du chômage. Nous avons 50 millions de personnes qui ont faim. » La « violence » des sans-terre ne peut être vue dans une légalité qui, pour le moment, reste « associée à l’exclusion sociale, qui existe parce qu’il y a de la misère, de l’abandon et un manque de perspectives ».