Avec un chiffre d’affaires annuel de 4 milliards de dollars et un commerce qui représente 40 % des exportations totales du Nouveau-Brunswick, l’empire Irving est l’employeur numéro un de la province. Chef de file de l’industrie forestière, il possède 3,5 millions d’acres de terres publiques au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et dans le Maine, et 2,5 millions d’acres de terres de la Couronne au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. La multinationale emploie plus de 28 000 personnes et quatorze communautés dépendent entièrement de ses activités. Or, Irving ne s’intéresse pas seulement à la forêt : il est propriétaire des trois quotidiens de langue anglaise de la province, et de seize hebdomadaires en langues française et anglaise. Plus de la moitié de ces journaux ont été acquis ou fondés au cours des trois dernières années seulement.
À la demande de l’industrie forestière et du ministère des Ressources naturelles et de l’Énergie, le rapport Jaakko Pöyry était déposé sur la table du gouvernement provincial en décembre 2002. L’étude y suggérait que le gouvernement provincial et l’industrie forestière investissent 50 millions de dollars par année dans la plantation de résineux. Selon la firme finlandaise, une augmentation significative des activités de sylviculture pourrait être entreprise afin de doubler l’approvisionnement forestier d’ici 40 à 50 ans, sans pour autant affecter les normes du Nouveau-Brunswick en matière de gestion de l’habitat et de conservation. Ces recommandations ont donc fait la joie d’Irving. Avec cinq autres compagnies forestières de la province - Bowater Maritimes, Fraser Papers, St. Anne Nackawic Pulp Company, UPM-Kymmene Miramichi, et Weyerhaeuser Miramichi - Irving entendait bien mettre en marche les recommandations de l’étude, qui lui permettent dorénavant de s’approprier plus de terres de la Couronne pour ses activités de coupe intensive.
Les conclusions du rapport Jaakko Pöyry ont inquiété plusieurs environnementalistes. Seul quotidien francophone indépendant du Nouveau-Brunswick, L’Acadie Nouvelle publiait en 2003 un entretien avec Marc-André Villard, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en conservation des paysages de l’Université de Moncton. « En plus d’avoir moins d’espèces d’arbres, les sols deviennent de plus en plus pauvres [...]. Ceci a des répercussions sur les animaux, mais aussi sur les oiseaux et les insectes », prévenait-il. Selon lui, plusieurs animaux risquent de disparaître en raison de la simplification de la forêt qui tue la biodiversité. Le débat public était lancé.
En décembre dernier, Marie-Linda Lord, professeure agrégée au Département d’information et de communication de l’Université de Moncton, organisait un colloque sur la question de la concentration des médias au Nouveau-Brunswick. Une quinzaine de finissants en journalisme y ont divulgué les résultats de recherches entreprises sur le monopole de la presse. Sur le dossier des terres de la Couronne, les jeunes journalistes ont pu constater que les reportages parus dans les journaux d’Irving n’hésitent pas à amoindrir les propos des environnementalistes lorsque ceux-ci indiquent que le rapport Jaakko Pöyry va à l’encontre d’une forêt en santé.
Selon l’enseignante en communications, la situation ne s’améliorera pas demain : « Dans les années à venir, Irving risque d’augmenter ses avoirs au niveau de la presse écrite. Possiblement au niveau de la radio aussi ».
Les enjeux sociopolitiques de la concentration des médias sont nombreux et dangereux autant pour le pluralisme de l’information que pour la liberté d’expression. « Il n’existe aucune loi au Canada relativement à la presse écrite, contrairement à d’autres pays comme la France, reconnaît Marie-Linda Lord. Les journaux d’Irving rejoignent à eux seuls 85 % du lectorat de la province. Pour avoir une information de qualité, les citoyens doivent être conscients des limites de ces journaux, notamment dans le traitement de certains dossiers où le propriétaire y possède de grands intérêts. L’idéal pour le citoyen du Nouveau-Brunswick, c’est de s’informer à plus d’une source ».
En reléguant la pluralité de points de vue loin derrière les enjeux de rentabilité, les conglomérats délaissent la qualité de l’information et sapent les intérêts démocratiques des citoyens. « Le phénomène de la concentration des médias nuit au lectorat de la province parce que certains sujets sont partiellement ou complètement évacués, renchérit Mme Lord. Il y a beaucoup de mimétisme parmi les journalistes. Certains débats de société n’ont pas lieu avec la même amplitude parce que l’information sur certains sujets est restreinte, polarisée. En particulier dans les trois quotidiens de langue anglaise, tous propriété d’Irving. »
La gourmandise d’Irving a-t-elle une limite ? Le Nouveau-Brunswick risque-t-il de se retrouver avec une information uniformisée, filtrée et vidée de tout contenu critique ? Les débats de société pourront-ils continuer, ou seules survivront les idées complaisantes à l’égard d’Irving ? « L’indépendance de la presse écrite, qui était source de fierté pour la communauté acadienne, est dorénavant atteinte sérieusement », s’inquiète Mme Lord.