Le gaz naturel devait être envoyé en Californie pour un prix dérisoire à travers des terres chiliennes qui, en d’autres temps, avaient été boliviennes. L’envoi du combustible via un port chilien a tourné le fer dans la plaie : la Bolivie exige en vain, depuis plus d’un siècle, de récupérer un accès à l’océan qui a été perdu en 1883, lorsque le Chili a gagné la guerre.
Ce peuple s’est soulevé parce qu’il refuse d’accepter que le gaz naturel ne subisse le même sort qu’ont subi, autrefois, l’argent, le salpêtre, l’étain et tout le reste. En Bolivie, les ressources naturelles non-renouvelables partent sans laisser d’adieux et ne reviennent plus jamais.
Lorsque l’histoire se répète
Depuis cinq siècles, la fabuleuse richesse de la Bolivie est une malédiction pour les Boliviens, les plus pauvres parmi les pauvres d’Amérique du Sud.
Durant l’époque coloniale, pendant plus de deux siècles, l’argent de la ville de Potosi a été le principal agent de développement de l’Europe capitaliste. Au beau milieu du XVIe siècle, la ville la plus peuplée, la plus chère et la plus prodigieuse du monde a surgi et grandi au pied d’une montagne où l’argent abondait. Cette montagne avalait littéralement les autochtones. Les communautés se vidaient de leurs hommes, qui, venant de partout, se rendaient à pied jusqu’aux galeries souterraines de la mine. Pour dix hommes qui entraient, seulement trois en sortaient vivants. Mais les mineurs, qui ne faisaient pas long feu, généraient la fortune des banquiers flamands, génois et allemands, créditeurs de la couronne d’Espagne. Ces autochtones ont rendu possible l’accumulation des capitaux qui a fait de l’Europe ce qu’elle est aujourd’hui. Que reste-t-il en Bolivie de tout ceci ? Une montagne vide et une quantité innombrable d’autochtones assassinés par exténuation.
Quand la Bolivie a perdu la guerre du Pacifique contre le Chili, à la fin du XIXe siècle, elle a perdu non seulement son accès à la mer, pour se retrouver barricadée au cœur de l’Amérique du Sud, mais aussi son salpêtre. L’histoire officielle raconte que le Chili a gagné cette guerre, mais l’histoire réelle confirme que le vrai vainqueur a été l’entrepreneur britannique, John Thomas North. Sans tirer une seule balle, sans dépenser un sou, North a conquis des territoires appartenant autrefois à la Bolivie et au Pérou. Il s’est converti en roi du salpêtre, fertilisant indispensable pour alimenter les terres fatiguées de l’Europe.
Au cours du XXe siècle, la Bolivie a été le principal fournisseur d’étain sur le marché mondial. Les boîtes de conserve, qui ont rendu Andy Warhol célèbre, provenaient de mines qui produisaient de l’étain et des veuves. Dans les profondeurs des galeries, la poussière de silice tuait par asphyxie. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la Bolivie a contribué à la cause des Alliés en vendant son minerai à un prix dix fois plus bas que les bas prix de toujours. Les salaires des ouvriers ont été réduits à néant. Il y a eu des grèves : les mitrailleuses crachèrent le feu.
Victoires
L’histoire de la Bolivie, ignorée, abonde de déroutes et de trahisons, mais également de miracles, de ceux dont sont capables les laissés-pour-compte lorsqu’ils cessent de se déprécier eux-mêmes et mettent un terme aux luttes internes. Des évènements stupéfiants surviennent de nos jours.
En l’an 2000, un cas unique au monde se produit : une communauté « déprivatise » l’eau à Cochabamba. Les campesinos ont marché depuis les vallées et ont assiégé la ville qui s’est elle-même soulevée. On leur répondit par des balles et des gaz lacrymogènes. Le gouvernement décréta l’état de siège. Mais la rébellion collective continua, jusqu’à ce que l’eau soit retirée des mains de la compagnie américaine Bechtel. Le peuple a récupéré l’eau pour l’irrigation de ses champs, alors que Bechtel empoche maintenant les contrats en sol irakien.
Il y a quelques mois, une autre explosion populaire a traversé toute la Bolivie et réussi à vaincre rien de moins que le Fonds monétaire international (FMI). Le gouvernement n’a eu d’autre choix que d’annuler l’impôt sur les salaires dont l’application avait été ordonnée par le FMI.
Et maintenant, c’est la guerre du gaz naturel. La Bolivie en possède d’énormes réserves. Sánchez de Lozada avait appelé sa privatisation mal dissimulée une « capitalisation », mais le pays a bonne mémoire. Encore la vieille histoire de la richesse qui s’évapore entre des mains étrangères. « Le gaz est notre droit », pouvait-on lire sur les pancartes des manifestants. Le peuple exige et continuera à exiger que le gaz naturel se mette, pour une fois, au service de la Bolivie.
Le droit à l’autodétermination, qui est tant invoqué et si peu respecté, commence là.
Eduardo Galeano, collaboration spéciale