L’histoire a lieu dans un asile d’aliénés de la ville de Lahore, qui s’est retrouvée au Pakistan après la partition. Tous les personnages sont désorientés, ne comprenant pas comment ils ont pu, un beau matin, se retrouver dans un endroit appelé Pakistan sans jamais s’être déplacés.
« En passant, qu’est-ce que c’est que cette chose qu’on appelle Pakistan ? », demande l’un des personnages. Le personnage principal est un sikh hindou que tous les internés appellent Toba Tek Singh. Pendant toutes ces années à l’asile, on ne l’a jamais vu s’asseoir ni s’étendre. De temps en temps, il prend appui sur un mur. Il s’exprime seulement par un charabia répétitif. Mais quand il apprend qu’il sera transféré en Inde, il demande, inquiet : « Où est Toba Tek Singh ? » Il s’agit de son village natal.
Le jour où l’on conduit à la frontière les patients de l’asile pour les rassembler dans le no man’s land, Toba Tek Singh refuse de bouger car il veut savoir où est son village. Dans la bousculade des transferts, un grand cri se fait entendre et pour la première fois Toba Tek Singh est étendu, mort, dans le no man’s land.
Oui c’est absurde
Tout cela semble absurde et parfois hilarant. L’auteur, Manto, voulait précisément montrer l’absurdité de séparer des gens qui avaient en commun des siècles d’histoire, de culture et de langues. Des gens qui avaient ensemble fait le voyage d’une civilisation dans l’ancienne vallée de l’Indus. Désormais on leur disait qu’ils étaient deux peuples distincts, obligés de vivre séparément.
Depuis la partition de 1947, les deux États de l’Inde et du Pakistan ont livré quatre guerres, ont édicté des règlements pour empêcher les interactions entre les personnes et ont déclaré illégaux des échanges commerciaux transfrontaliers dont la valeur se mesure en milliards de dollars. Les familles séparées par la frontière sont harcelées par les autorités qui leur refusent des visas et par les forces policières une fois que les visas leur ont été accordés. Des pêcheurs démunis sont arrêtés et accusés d’avoir franchi une frontière marine internationale. À tout moment, il y a des centaines de personnes enfermées pour ce type de raison dans les prisons des deux pays.
Dans les années 1940, mon oncle a passé huit ans dans une prison indienne parce qu’il était un militant du Parti communiste. Libéré en 1947, il n’a pu trouver un emploi et a fini par émigrer au Pakistan en 1955. À partir de ce moment, l’État indien lui refuse un visa parce que les services secrets indiens ne donnent pas leur aval. Il exprime sa colère dans une lettre au ministre des Affaires extérieures de l’Inde : « Au lieu de me traiter comme quelqu’un qui a combattu pour la liberté, vous me traitez comme un criminel. » Cela crée un certain remous dans la presse et attire l’attention d’un bureaucrate ayant de la sympathie pour la situation de mon oncle. Au bout de cinquante ans, il obtient un visa pour aller visiter sa famille et ses camarades ! Telles sont les absurdités qui continuent de se manifester.
Les gens ne peuvent rester à la merci de la sympathie des bureaucrates ou des apaisements de tensions qui se manifestent selon la volonté arbitraire des deux États, en fonction de leur situation politique interne et de l’équilibre des forces en présence. Depuis l’indépendance, beaucoup d’initiatives gouvernementales sont tombées à l’eau. Sans doute, faut-il que les gouvernements reconsidèrent sans cesse la question tant que les problèmes entre les deux pays ne seront pas réglés. Après tout, c’est à eux qu’il reviendra de régler définitivement la question. Mais le besoin d’une intervention populaire se fait très nettement ressentir, et comme le veut l’adage, « la politique est une question trop grave pour être laissée aux politiciens ».
Derrière l’écran de fumée de la propagande officielle, il existe des millions de citoyens ordinaires des deux côtés de la frontière qui ne pensent pas la même chose que leur gouvernement respectif. Tout comme il existe en Inde une pluralité de points de vue et de mouvements hors du cadre des politiques gouvernementales, il existe au Pakistan une large diversité d’opinions et d’activités qui ne sont pas nécessairement conformes aux politiques officielles d’Islamabad, sur le plan national ou international.
Forum for Peace and Democracy
C’est précisément pour donner plus de force aux aspirations populaires à la paix qu’un groupe de militants des droits de la personne, indiens et pakistanais, se sont réunis à Delhi en 1994 et ont amorcé un dialogue. C’est ainsi qu’est né le Pakistan-India People’s Forum for Peace and Democracy, PIPFPD. Depuis sa création, le Forum a tenu six conférences. Chaque année, une délégation populaire se rend dans le pays voisin, la conférence se tenant tantôt en Inde, tantôt au Pakistan.
La force du mouvement ne cesse d’augmenter. La caravane de la paix accueille des militants des droits de la personne, des syndicalistes, des étudiants, des groupes de femmes, toutes sortes de mouvements sociaux, des intellectuels, des généraux à la retraite, des avocats, des artistes. Le Forum compte parmi ses membres des politiciens éminents, y compris un ex-premier ministre de l’Inde.
Au fil des ans, les gouvernements des deux pays ont noté l’influence grandissante du Forum et ont commencé à trouver imprudent de l’attaquer, par crainte surtout des répercussions dans les médias. Son importance dans le processus de paix global est reconnue. Un éminent chroniqueur de l’Inde, Praful Bidwai, écrivait dans Frontline : « La “détente d’en bas” amorcée il y a exactement dix ans par un dialogue entre peuples de l’Inde et du Pakistan a apporté une contribution critique, bien que non reconnue, au processus de paix actuel... La détente actuelle n’aurait guère pu avoir lieu sans le dialogue populaire amorcé il y a tout juste dix ans par des groupes de citoyens. »
Alternatives a soutenu toutes ces initiatives populaires au Pakistan et en Inde. Nous étions avec le PIPFPD à sa fondation. Nous le saluons aujourd’hui et nous lui exprimons notre solidarité au moment de son 10e anniversaire, alors qu’il tient sa 7e convention à New Delhi en ce mois de février.