L’Iran pris au piège de l’idéal démocratique

mardi 2 septembre 2003, par Fred A. REED

Vingt-cinq ans après le renversement du régime pro-américain du chah Mohammed-Reza Pahlavi, la révolution islamique a cédé sa place au despotisme clérical. Le meurtre de Zahra Kazemi, la photographe canadienne d’origine iranienne, n’a fait que révéler les failles du système à l’opinion internationale. La colère gronde et certains demandent même la démission de l’actuel président.

Portée au pouvoir en 1979 par d’immenses manifestations populaires, la coalition de religieux se réclamant de l’ayatollah Khomeini, formée de progressistes et de démocrates, n’a pas fait long feu. Les forces religieuses, mieux organisées, se sont installées durablement à la tête de l’État, aidées par l’occupation de l’ambassade américaine, en novembre de cette même année.

Certains des révolutionnaires, inspirés par la révolution constitutionnelle inachevée de 1906, n’ont jamais abandonné leurs principes liés à la création d’un régime inspiré de celui fondé par le prophète Mohammed, modèle de la « démocratie islamique ».

C’est ainsi qu’en 1997, ce courant réformateur s’est inséré dans la dynamique politique par le biais de Mohammed Khatami, qui a emporté les élections présidentielles avec une forte majorité. C’était l’aube d’un jour nouveau pour les Iraniens, après 18 ans de pouvoir clérical incarné par le Guide suprême, Ali Khamenei, héritier illégitime de Khomeini, érigé en autorité « absolue » par décision du Parlement, alors contrôlé par les siens.

Tout allait donc changer. Une presse libre devait mener les citoyens à la liberté politique. Mais en guise de réponse, le pouvoir judiciaire - redevable au Guide suprême - s’est employé à museler les médias contestataires qui s’acharnaient à révéler scandales et histoires sordides de corruption, impliquant les amis et parfois les tenants du pouvoir. Suppressions de titres, arrestations de journalistes : tous les moyens ont été utilisés pour faire comprendre à la population et aux « réformateurs » qu’ils ne possédaient qu’un simulacre de pouvoir.

Après les élections législatives de 2000, les députés élus ont été contraints de retirer leur premier projet de loi visant à promouvoir la liberté de la presse, sous les menaces du Guide. Humiliation programmée de la première instance démocratique du pays. « Vous savez, notre gouvernement n’a pas plus de pouvoirs qu’une grande ONG », nous confiait Massoumeh Ebtektar, ministre de l’Environnement et vice-présidente de la République.

Dans la mire des États-Unis

À la suite des attaques du 11 septembre, l’Iran s’est retrouvé inclus dans l’« axe du mal » du président Bush. La politique du « changement de régime » opérée à l’égard de l’Irak serait appliquée tôt ou tard à la République islamique, laissait-t-on entendre.

Le camp monarchiste iranien, bien installé aux États-Unis, propose le « jeune chah » Reza Pahlavi comme solution de rechange. De leur côté, les moudjahidines du peuple, installés en Irak où ils ont longtemps accompli les sales besognes de Saddam Hussein, tentent de s’ériger comme le gouvernement futur des Iraniens, avec la complicité des néoconservateurs à Washington.

Pendant ce temps, en Iran, le mécontentement est grandissant. La politique économique du régime, inspirée par les recettes du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, conduit à des inégalités galopantes. Les jeunes qui arrivent sur le marché du travail au rythme de 800 000 par année se voient privés d’avenir. Il n’y a pas d’emplois, donc peu d’espoir de fonder une famille. Dans les universités, la moindre étincelle provoque des manifestations qui tournent à l’émeute et au désespoir. D’autres, moins contestataires, choisissent le chemin de l’émigration.

Société censée être régie par les normes religieuses, l’Iran islamique est désormais en proie à une décomposition lente qui en ronge les fondements. Les enfants de la révolution sont en révolte ouverte contre elle. La prostitution, autrefois invisible, est omniprésente. Les dirigeants, derrière les murs de leurs domaines luxueux, sermonnent la population qui leur répond avec un dédain sourd.

Démission controversée

La mode à Téhéran ces jours-ci est de réclamer la démission du président Khatami, comme l’a fait récemment le philosophe Abdolkarim Sorouch. Khatami serait incapable de réaliser son programme. Il n’a pas su défendre ses collègues, notamment les étudiants, journalistes et membres de groupes politiques alliés, contre les arrestations arbitraires, la torture et les assassinats politiques pratiqués par le pouvoir. Il doit partir.

Ce projet ne fait pas l’unanimité. Qui prendra sa place ? Qui protégera un tant soit peu les acquis du mouvement de la réforme ? Car il faut bien dire que ce mouvement est aussi en quelque sorte la création du président, qui a suscité des espoirs qu’il ne pouvait combler.

La démission de Khatami ferait, à coup sûr, le jeu des États-Unis. La création de l’« axe du mal » a renforcé le pouvoir de la caste cléricale. Une aubaine pour Washington, qui voudrait empêcher à tout prix qu’une démocratie autre que celle calquée sur le modèle américain ne s’installe au Moyen-Orient.

En Iran, la démocratie en devenir qui se voulait islamique est doublement victime : de l’incapacité de ses propres stratèges à la faire avancer, et, pire encore, de l’alliance de circonstances entre les despotes du régime de Khamenei et les ténors du régime de Bush. Alliés d’aujourd’hui, maîtres de demain : le but ultime de Washington sera de faire revenir l’Iran dans le giron américain. Pour y parvenir, tous les moyens sont bons.

Fred A. Reed, journal Alternatives


Quelques dates...

• 1er février 1979 : Retour en Iran de l’ayatollah Khomeini, à la tête du mouvement révolutionnaire islamique.

• 1er avril 1979 : La République islamique est proclamée par Khomeini qui devient le Guide suprême, chef de l’État.

• 22 septembre 1980 : L’armée irakienne attaque l’Iran.

• 2 octobre 1980 : Le conservateur Ali Khamenei est élu à la présidence de la République. Il devient ainsi le chef du gouvernement et sera réélu en 1986.
• Juillet 1988 : Fin de la guerre avec l’Irak.

• 3 juin 1989 : Mort de l’ayatollah Khomeini. Ali Khamenei lui succède comme Guide suprême.

• Mai 1997 : Élection à la présidence de la République du réformateur Mohammed Khatami.

• Février 2000 : Victoire des réformistes aux élections législatives.


L’auteur est journaliste et a rédigé plusieurs ouvrages sur l’Iran et le Moyen-Orient.

Bas de vignette : Militants armés devant l’ambassade des États-Unis à Téhéran, en novembre 1979. La coalition de progressistes et de démocrates, dirigée par l’ayatollah Khomeini, n’aura pas réussi à s’installer durablement à la tête de l’État. Elle a été écartée par les forces religieuses quelques mois plus tard.

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