Le matin du 14 octobre 2008, journée d’élections au Canada, Raymond Giroux du Journal de Montréal et André Pratte de La Presse y allaient de textes encourageant les gens à voter. Le ton ? Culpabilisant pour celles et ceux qui n’iraient pas. « Les absents ont toujours tort », « Ne pas voter n’a rien de stratégique », « Allons, un petit effort, et tous aux urnes ! », « Il n’y a vraiment aucune excuse qui tienne pour ne pas se rendre au bureau de scrutin. Aucune. » Est-ce que c’est clair ? Pour André Pratte, voter est « non seulement un droit, mais un privilège. Par conséquent, c’est un devoir. » Et toc ! Même Lise Ravary, éditorialiste de Châtelaine, fouettait l’ardeur de l’électorat dans le numéro d’octobre de son épais prospectus publicitaire : « Au-delà de tout, le plus important, c’est d’aller voter. Ne l’oubliez pas. »
Que de sermons, que d’imprécations, que de moralisme. Comme le rappelle inlassablement André Blais, politologue de l’Université de Montréal et spécialiste du comportement électoral, on vote d’abord et avant tout poussé par un sentiment de devoir moral, poussé par les curés médiatiques qui laissent entendre que c’est pêché de ne pas voter. Or le devoir moral électoral s’est émoussé, comme celui d’aller à l’Église, entre autres choses, parce que les politiciens sont arrogants et méprisables. On ne se sent plus coupable de ne pas voter. Au contraire ! Élection après élection, le « parti abstentionniste » remporte le plus fort résultat (sans compter les votes annulés dans l’urne). Cette année, plus de 40 % d’électeurs n’ont pas daigné se déplacer pour participer à cette mascarade démocratique. Ils ont gagné leurs élections, étant de loin plus nombreux que les électeurs conservateurs. Le Parti conservateur a 37,6 % des appuis populaires si l’on ne tient pas compte des abstentionnistes. Si on les intègre au calcul, le Parti conservateur ne gouvernera qu’avec 22 % des suffrages.
Après les appels moralisateurs avant l’élection, sont venus les coups de panique une fois connu le taux d’abstention. Comment faire pour remédier à ce problème ? Comment redonner le goût aux gens d’aller voter ? Les journalistes et les experts se lancent à la recherche de solutions, comme s’il y avait là une pathologie, une épidémie.
J’ai envie de dire aux électoralistes : relaxez, vous qui croyez qu’il est important de se choisir des dirigeants, des chefs, des maîtres. Eh bien, voyez : tout va bien ! Nous avons des chefs, le système fonctionne, le gouvernement gouverne. En fait, le régime politique pourrait très bien fonctionner si le taux de participation électorale n’était que de 30 %, ou même de 10 % ou de 5 %. L’élection n’est qu’un processus de sélection de chefs ; le taux de participation n’a aucun impact sur leur capacité à nous diriger, c’est-à-dire passer des lois, lever ou réduire les impôts, conclure des traités et des alliances, faire la guerre, manipuler l’opinion publique et les médias, mentir, détourner des fonds, se balader en limousine, vivre dans des résidences de fonction, collectionner amants et amantes, etc. Le défi, c’est en fait les abstentionnistes qui l’ont : tant que 100 % des gens ne s’abstiendront pas, nous n’aurons pas tout à fait gagné notre pari, soit de faire tomber le système par la force de l’apathie. Mais pour les électoralistes, l’abstention est en fait un faux problème, sinon qu’elle mine un peu la crédibilité de l’importance morale du geste, présenté comme un devoir sacré. Mais faut pas s’inquiéter, faut pas faire de l’anxiété pour si peu, faut relaxer : y a pas de problème, tout va bien. La guerre va continuer.