Par un petit matin frisquet d’un printemps qui n’en finissait pas de ne pas vouloir se pointer le bout du nez, nous avons rendez-vous dans un chic hôtel de Montréal avec Hervé Kempf, qui enfile les entrevues avant de se diriger vers Gatineau. Au printemps 2005, Alternatives l’avait déjà interviewé. C’était alors sur la Palestine. Un touchant ouvrage qu’il venait de publier en collaboration avec le photographe Jérôme Equer, La vie en cage.
Mais la Palestine était une sorte d’accident dans le parcours professionnel de l’intéressé. Depuis plus de vingt ans, au Courrier international puis à La Recherche et enfin au Monde, le Français Hervé Kempf témoigne des bouleversements écologiques, des changements climatiques, des OGM, de la biodiversité en péril. En 2003, il faisait paraître un premier livre, La guerre secrète des OGM (Seuil). En 2006, voilà qu’il récidive avec Comment les riches détruisent la planète.
Un brûlot, un pamphlet, diront certains. Fort bien documenté, au demeurant. Mais il est devenu difficile, à moins d’être complètement idiot, et surtout d’une mauvaise foi incommensurable, de ne pas constater qu’il y a péril en la demeure. Même si dans nos vies de tous les jours cela est difficile à percevoir concrètement.
Ces riches qui détruisent la planète, c’est 10 ou 20 % de la population des plus riches, explique Hervé Kempf. Ce sont donc les très riches : patrons de grandes entreprises, financiers, spéculateurs, nouveaux riches de l’économie virtuelle des stock options. Mais c’est plus que ça aussi. Car entre les riches et les riches de la classe moyenne, la frontière est parfois floue. D’ailleurs, le journaliste ne pose pas la question en terme de classe sociale. Il évite même d’employer cette terminologie aux relents marxistes usés. En définitive, pour lui, ce sont ceux qui ne sont pas pauvres qui détruisent la planète.
D’où la nécessité de militer pour un salaire maximum, insiste l’écologiste écrivain qui rappelle au passage que l’un des pères du capitalisme, Henry Ford, disait déjà en son temps que le salaire des patrons ne devait pas dépasser de plus de 20 % celui des employés. Avec la chute du communisme au tournant des années 1990, explique Hervé Kempf, le capitalisme s’est emballé. Jusque là, le Bloc soviétique avait obligé l’Occident libéral à se doter d’une morale pour lui faire contrepoids. C’est ainsi que se sont construites nos sociétés, où il fait bon vivre : filet de sécurité sociale, accès universel à l’éducation et aux soins de santé, etc. Le monde apparaît aujourd’hui sans autre alternative que le néolibéralisme, pourquoi alors s’encombrer d’idées telles la solidarité, le bien public ? C’est ainsi que les oligarques tentent de plus en plus de faire disparaître les mécanismes mêmes de la démocratie qui permettent le libre débat public.
« Il faut (...) comprendre que crise écologie et crise sociale sont les deux facettes d’un même désastre, écrit-il. Et que ce désastre est mis en oeuvre par un système de pouvoir qui n’a plus pour fin que le maintien des privilèges des classes dirigeantes. La maxime nous demandant de penser globalement, d’agir localement. » Il ajoute : « Consommer moins, répartir mieux, car la croissance matérielle accroît la dégradation environnementale. »
Et les hommes et les femmes politiques dans tout ça ? Et bien, les politiques, pour une grande partie d’entre eux, sont de facto parmi les oligarques. Ils ont appuyé la grande victoire du néolibéralisme. En prenant le tournant du libéralisme économique, la gauche a abandonné la justice sociale, au lieu de reformuler sa pensée. Mais elle est en train de se rendre compte qu’elle a laissé passer le train de l’égalité sociale. Pour l’auteur, c’est bien la raison pour laquelle la gauche en France peine tant dans l’actuelle campagne présidentielle, dont le premier tour prenait place ce dimanche 22 avril.
« Sarko [Nicolas Sarkosy, candidat présidentiel de la droite en France, UMP] est un ami personnel des grands patrons. Il a une approche très intelligente, subtile, et une habileté populiste pour parler au peuple », laisse alors tomber celui qui n’est guère enchanté par la perspective de l’élection d’un homme qui a traité de racaille la jeunesse des banlieues françaises issue de l’immigration, victime de chômage endémique et d’exclusion sociale.
N’en déplaise à Nicholas Hulot, prévient Hervé Kempf, la gauche et la droite, ce n’est pas la même chose. Et même si la gauche a beaucoup de mal à intégrer le discours écologiste, insiste-t-il, il n’empêche que sa position vis-à-vis de ces questions est bien meilleure que celle de la droite. Nicolas Hulot, star de l’écologie en France, a pensé un temps se présenter candidat à la présidence, mais s’est finalement désisté et n’a pas pris position en faveur d’un candidat ou d’un autre, prétextant que l’écologie n’était ni de droite ni de gauche.
D’un autre côté, le grand défaut des membres des partis écologistes, selon le journaliste, c’est que leurs discours et programmes sont désincarnés, réduits à une vision simpliste et exclusivement environnementaliste, hors question sociale. « Il faut réactiver la question sociale martèle-t-il. Il est absolument anormal qu’il y ait autant de gens à la rue, autant d’enfants qui ne sachent pas lire. »
En définitive, Hervé Kempf demeure optimiste vu la fulgurante évolution des esprits sur ces questions ces dernières années. Et il croit aussi que la classe moyenne jouera un rôle important pour remettre au goût du jour les valeurs de solidarité et de justice sociale, comme elle l’a historiquement toujours fait. « Il y a un mouvement social qui se ranime et qui va réussir à décrocher une partie des oligarques. »