TBILISSI, AUTOMNE 2003 - Après la course étourdissante sur les routes sinueuses de l’Arménie, notre masrhutka, petit véhicule accueillant une douzaine de passagers, s’arrête à la frontière arméno-géorgienne. Les douaniers scrutent nos passeports minutieusement, à la recherche de la moindre irrégularité. Ici, les pots-de-vin font partie du quotidien. Une fois nos passeports rendus, nous reprenons le chemin à travers les douces collines de la Géorgie. Au coucher du soleil, les lampes à huile s ’allument dans les maisons situées à la périphérie de la capitale. Une nouvelle panne d’électricité, nous dit-on. À Tbilissi, les routes sont parsemées de trous béants, et les bâtiments gris qui défilent sous nos yeux rappellent l’époque communiste.
Il y plus de dix ans déjà, la dissolution de l’ancienne Union soviétique a donné naissance à une quinzaine de nouveaux pays indépendants, incluant les petites républiques du Sud-Caucase : l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Malgré l’optimisme quant à l’adoption de l’économie de marché et la transition démocratique, la situation demeure aujourd’hui inquiétante.
Une crise politique, dorénavant appelée la « révolution de velours », secoue la Géorgie depuis les élections législatives du 2 novembre. Les fraudes importantes constatées lors du scrutin ont ravivé la colère des citoyens, qui en ont ras-le-bol des coupures d’électricité récurrentes, de la pauvreté et de la corruption flagrante. À la suite des manifestations presque quotidiennes, le président Chevardnadzé, au pouvoir depuis 1992, a cédé à la pression de la population et de l’opposition qui réclamaient sa démission. Malgré le développement rapide et relativement pacifique des événements, la course à la gouvernance du pays est loin d’être résolue. Les prochaines élections présidentielles sont prévues pour janvier 2004 et la fragmentation de l’opposition demeure une possibilité.
La morosité économique se traduit par la hausse dramatique du taux de chômage et la chute brutale du niveau de vie. La majorité de la population survit grâce au secteur informel. Dans les rues de la capitale, des petits kiosques ouverts jour et nuit, offrant bonbons, jus et cigarettes à l’unité, se font compétition sur chaque coin de rue. Des personnes âgées, surtout des femmes au regard brisé, sont obligées de quémander afin de compléter leurs pensions dérisoires.
Toute la région est plongée dans une crise aiguë, accentuée par les conflits territoriaux entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ainsi qu’à l’intérieur même de la Géorgie. Les États-Unis et la Russie, ennemis traditionnels de la défunte guerre froide, exploitent ces conflits et usent de leur influence. Parmi les enjeux, la présence militaire dans la région et le contrôle d’un oléoduc qui devrait relier Bakou, la capitale azérie, au terminal turc de Ceyhan sur la mer méditerranée, en passant par la Géorgie.
Tel que démontré lors des dernières élections en Azerbaïdjan et en Géorgie, les États-Unis appuient les régimes en place au Sud-Caucase selon une seule condition : la capacité de ces gouvernements à assurer les intérêts américains dans la région, à la fois sur le plan politique et économique. Déterminés à préserver leur mainmise sur les ressources pétrolières en Azerbaïjan, les États-Unis soutiennent le gouvernement antidémocratique de la famille Aliev depuis plusieurs décennies, malgré les fraudes électorales survenues lors des dernières élections en octobre.
Sous la présidence de Chevardnadzé, reconnu pour son penchant pro-américain, la Géorgie a été l’un des principaux bénéficiaires de l’aide financière américaine dans l’espace post-soviétique. Le pays aspirait également à devenir membre de l’OTAN. L’administration américaine vient toutefois d’annoncer sa volonté de travailler avec la présidente intérimaire de la Géorgie, acceptant la défaite de Chevardnadzé. L’abandon du président démissionnaire par les États-Unis s’expliquerait en partie par sa récente décision de vendre le réseau énergétique géorgien au monopole russe de l’électricité, GazProm.
Malgré les promesses de l’opposition, la capacité du prochain gouvernement à satisfaire les attentes de la population - création d’emplois, réduction de la pauvreté et élimination de la corruption - est incertaine. En attendant la suite des événements en Georgie, les paris sont ouverts…
Csilla Kiss, collaboration spéciale